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dimanche 26 novembre 2023

La Chèvre et le Samouraï

La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite, avant que le professeur commence son cours (à moins que ce ne soit pendant qu’il faisait son cours, ou alors lorsque son cours était déjà terminé et que les autres élèves étaient en train de se diriger vers la sortie, à moins encore que ceux-ci ne fussent alors déjà rentrés chez eux, sait-on jamais), sans que nous le voulions, sans que nous leur commandions aucunement de le faire, nos deux fronts s’étaient rapprochés l’un de l’autre, nous nous étions tournés l’un vers l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent presque. Et Annie pour la première fois alors m’avait parlé d’Estenc, qui était un hameau de montagne, situé à 1800 mètres d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, à la source du Var, le fleuve côtier à l’embouchure duquel la Nice moderne s’était construite, Estenc où elle (Annie) avait passé toutes ses vacances d’été depuis l’âge de quatre ou cinq ans, tandis que moi, je lui avais parlé d’un film de Jean-Pierre Melville qui venait de sortir et dont, depuis que je l’avais vu et revu au cinéma, je m’efforçais d’en reconstituer de mémoire chaque scène, et chaque plan de chaque scène, dans leur suite.

C’était Le Samouraï, film quasi muet qui ne raconte rien d’autre que les derniers jours de la vie d’un tueur à gages, et qui se termine comme on sait par une scène où on voit celui-ci faire mine d'exécuter une sublime pianiste de jazz, au milieu de la piste d’une boîte de nuit parisienne où c’est son tour de se produire, pour en réalité se laisser abattre par la police, dont les inspecteurs qui le guettaient, qui le traquaient depuis des jours, devront constater ensuite que le barillet de son pistolet était vide.

On voit que les mondes que nous portions en nous, et que nous déposions à nos pieds en offrandes respectives lors de cette première rencontre, étaient des plus contrastés. L’un, solaire au possible, tandis que l’autre, d’une obscurité glaciale.

Au-delà de la pose adolescente, que la lecture de Nerval et la fréquentation des films d’Humphrey Bogart avaient sans doute nourrie, d’où tenais-je donc une telle inspiration? Je n’avais pas eu, hélas, à la chercher beaucoup.

En 1967, l’indépendance de l’Algérie était vieille de cinq ans à peine. Là-bas, mon grand-père maternel avait exercé depuis son très jeune âge le métier de maréchal-ferrant sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, où moi-même j’étais né. J’ai découvert sur internet un témoignage le concernant, dont je ne peux pas mieux faire que d’en reproduire ici quelques lignes, non sans en repeigner les phrases. Elles disent ceci: 

”Et voilà que j'arrivais devant une forge, c'était celle de Monsieur Lucien De Santis. Eh oui! Le papa de Maité. Figure emblématique du Caroubier, aimé et chéri de tous. Je le revois comme s'il était devant moi, accompagné de son inséparable frappeur (c’était le terme qu’on employait), dont je ne me rappelle plus le nom. Il rendait beaucoup de services à la communauté. Mis à part l'exercice de son métier, qui consistait à ferrer les chevaux de course, avec des fers qu'il forgeait lui même et qu’il ajustait, soit à la forge, soit à l’écurie des propriétaires où ils se rendaient ensemble, le frappeur portant une petite forge sur son dos, tandis que lui, (Lucien) l'enclume sur l'épaule et de l'autre main un panier contenant les outils: marteau, couteaux, tenaille, limes et clous. Il faut dire qu'il n'avait pas la corpulence d'un danseur étoile. Il n’avait pas non plus besoin de s’exercer aux poids et haltères. Pas très grand, toujours coiffé d'une casquette, il en imposait par ses biceps. Je disais que cet homme était une figure emblématique du Caroubier. Son activité consistait aussi à forger des ferrures pour consolider les sulkys détériorés par des chocs ou par l’usure. Et puis, quand les chiens se mettaient à tourner sans cesse en essayant de s'attraper la queue, les gens allaient le voir aussi pour qu'il la leur coupe. Il chauffait alors un couteau sur la braise de la forge, et hop, d'un seul coup de marteau, plus de queue. Pour les oreilles, c'était pareil. Il les coupaient en pointe, pour éviter qu’elles ne touchent le sol et ramassent toutes sortes de tiques. Ce brave monsieur faisait également office, de temps à autre, de chirurgien. Chaque fois qu’un cheval devait être castré, pour des raisons évidentes d'agressivité envers les autres chevaux ou parce qu'il s'intéressait de trop près aux juments, on faisait appel à lui. Monsieur De Santis (on l’appelait aussi Monsieur Lucien) était vraiment un homme indispensable dans le quartier. La cadence régulière du marteau frappant l'enclume était un bruit agréable à entendre et j'aimais humer l'odeur de la fumée de charbon qui sortait de sa forge, ainsi que celle de la corne brûlée lorsque le fer, encore chaud, était appliqué sur le sabot du cheval pour qu'il en épouse bien la forme.”

Les derniers mots de ce témoignage, évoquant le bruit et l’odeur de la forge, correspondent à l’un des rares souvenirs directs que je garde du pays où je suis né. Pour le reste, je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit. Mais ce jour-là, nous étions dans la cuisine de notre appartement niçois, ce devait être en juin, au plus tard juillet 1962. Mon grand-père et ma grand-mère venaient d’arriver d’Alger par le bateau. Mon grand-père était assis sur une chaise. Tout droit et lourd. Les deux mains posées sur les cuisses. On aurait pu croire qu’il méditait, silencieux. Il était bien plutôt abruti par la violence et le chagrin. Puis, à un moment, il s’est mis à parler, sans se soucier de savoir si quelqu’un l’écoutait. Je crois que j’étais le seul alors à l’écouter, debout devant lui, entre ses jambes. Dans mon souvenir, au milieu des autres, il parle pour moi seul, mais sans me regarder. Il parle de cet employé qu’il avait, que le témoignage précédent évoque, dont le prénom pouvait être Saïd. Il raconte que celui-ci, deux ou trois jours auparavant, lui a dit: “Lucien, il faut que tu partes ?” À quoi mon grand-père a répondu: “Et pourquoi je partirais, Saïd? Je ne suis pas bien ici? J’ai fait du tort à quelqu’un? 
— Lucien, il faut que tu partes, a répété Saïd. Parce que sinon, moi je t’égorge, et j’égorge aussi ta femme et ta fille Maïté.
— Toi, tu nous égorges? Et pourquoi ferais-tu cela, Saïd? Tu veux rigoler? Où tu veux que j’aille? Tout le monde ici me connaît, depuis toujours. Et toi et moi, nous sommes des camarades.
— Tais-toi, Lucien, ne parle plus, c’est pas la peine. Je te dis que tu prends ta femme et ta fille par la main, vous remplissez une valise, et demain vous êtes sur le bateau. Sinon, tu comprends, il faut que je vous égorge. J’en ai reçu l’ordre. Sinon, c’est moi qu’ils égorgent. Tu m’entends, Lucien?

Et pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis lors, j’avais appris que je devais me taire. Que les Français de métropole, quand ils s’adressaient à nous, n’attendaient surtout pas que nous leur parlions de ce que nous avions vécu, ou de ce que nos parents avaient vécu. Ils n’avaient que faire de nos témoignages. Ils savaient. Et ils attendaient que nous nous déclarions partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie, selon qu’eux-mêmes étaient partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Et d’ailleurs, ceux qu’on appelait les “pieds-noirs”, qui auraient dû être notre famille, se comportaient de la même manière. Aucune parole n’avait de sens pour eux, aucune ne pouvait être reçue, que celle qui consistait à dire dans quel camp vous vous rangiez. Autrement dit, quel mensonge vous choisissiez d'endosser plutôt que l’autre. Et si vous refusiez de choisir votre camp, parce que vous refusiez de mentir, alors vous vous retrouviez dans la même situation que le personnage de Jean-Pierre Melville incarné par Alain Delon, à propos duquel un exergue affiché sur l’écran dit qu’Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle, peut-être.

(7 septembre 2020)

vendredi 24 novembre 2023

Neige et sable

J’ai suivi la berge du torrent dans les éclats de pierre, la neige puis le sable encore. La montagne dominait ma course. Le jardinier habite les allées, le serpent reste caché, les oiseaux immobiles sur les branches basses.

La ville est à l’embouchure du fleuve, au soleil maintenant. Dans la neige et le roc, l’eau qui surgit écumeuse, cascade vers la plaine.

Je souris au visiteur. Des jeunes gens se promènent dans les jardins qui dominent la ville. Tu te promènes l’après-midi dans les jardins qui dominent la ville. Tu t’inquiètes de la sécheresse, de l’état des cultures, je te réponds de mon mieux. Je te montre les fruits qui alourdissent les branches, le bassin d’arrosage, les canaux d’irrigation. Le soir nous trouve assis contre le mur de la maison. 

L'orangeraie se situe dans la vallée qui s'étend derrière la ville, plusieurs kilomètres en amont. Le jardinier habite une cabane de pisé, au cœur de l'orangeraie. 

On m’avait parlé de lui, de ce qu’il pouvait savoir sur l’affaire en question. Je suis allé le rencontrer. Je l’ai interrogé. Je n’ai pas fait de photos, mon magnétophone est resté dans sa sacoche. Je lui ai offert une cigarette. Nous avons fumé, assis sur un banc, contre le mur de sa maison.

Tout le jour durant, il circule dans l’ombre, sous les arbres du verger (le bruit de l’eau dans les rigoles, un serpent). Il regarde au soleil la montagne enneigée. Il voit par l'esprit la plaine qui se déroule, la route des marchands.

(1974)

jeudi 23 novembre 2023

Vers la fin de la nuit

Vers la fin de la nuit, nous descendons à pied dans un quartier ancien. Nous sommes vêtus de pyjamas, les rues sont désertes. Ma femme me montre un square où nous pourrions nous étendre. Nous en passons la grille. L’obscurité nous accueille sous les branches, mais au-dessus le jour se lève et nous risquerions d’être surpris. Au sommet du square, le dominant de très haut, une cité HLM.

Nous sommes éblouis par la blancheur des constructions. Au pied de la muraille de la ville fantôme, nous découvrons un terrain vague où des enfants disputent un match de football. Ils ne jouent pas sur une pelouse mais dans la terre, une cuvette que leurs jeux ont creusée assez profond et sur le bord de laquelle nous nous tenons debout, l’un près de l’autre comme sur les gradins d’un stade.

Les deux équipes sont de onze joueurs chacune, le terrain présente les dimensions réglementaires et le match est arbitré par d’autres enfants attentifs et précis, qui usent de sifflets. Pas une parole échangée, pas l’ombre d’une contestation, seulement le bruit des respirations, des glissades dans la poussière et la violence des coups de pied.

Garçons aux pauvres tenues, les cheveux coupés ras, ils sont maigres. Algériens ressemblant aux Parisiens de leurs âges photographiés par Doisneau et Boubat dans les années 50, à l’Antoine Doinel des Quatre Cents Coups. Ils jouent avec sérieux, le visage grave, ils y mettent une force et une vélocité qui les épuisent. Le bruit de leurs souffles, les tricots de corps blancs salis par la poussière et la sueur. Dressés l’un près de l’autre, nous sommes les seuls spectateurs de leurs prouesses. Ils ne se soucient pas d’être vus, ignorent notre présence, leur beauté nous émeut. Puis au loin, vers le fond du décor, s’éclaire la perspective d’une rue. C’est le matin.

Nous empruntons la rue en pente et qui tourne comme une rue de Montmartre. Des deux côtés s’ouvrent des magasins. Sur les trottoirs, des portants couverts de vêtements à bon marché. Des passants nombreux, d’une gaieté souriante, pleine de gentillesse et de charme. Nous comprenons que cette rue est un décor construit en vue du tournage d’un film d’Alain Resnais, encore que le célèbre metteur en scène ne se montre pas, il est trop tôt, et que nous ne voyions ni rails ni caméra, ni aucun matériel cinématographique. Que les passants sont des acteurs.

La rue descend. D’un banc public à l’autre, les figurants se font plus rares. Sans que rien ne l’indique, nous sortons du décor. Dans un tournant, une dernière boutique. Elle est fermée. En appuyant nos fronts contre la vitre, nous pouvons voir l’intérieur. Un magasin de couture. Étroit. Au centre, des mannequins que l’on n’a pas fini d’habiller mais dont les pièces de vêtements qu’ils portent, sans luxe et presque toutes noires, nous paraissent d’un chic très sûr. Autour, des portraits découpés dans du contreplaqué et peints en noir sont accrochés à des cintres, eux-mêmes suspendus à des tringles.

Ma femme reconnaît et nomme les quatre frères Marx exposés au plus près de la vitre. À l’arrière-plan l’autre Marx – Karl, qui est gros et barbu – tout à côté de Freud, de Fred Astaire et de Chaplin. Et, comme nous nous réjouissons de pouvoir identifier tour à tour chacun de ces personnages, un rayon de soleil frappe la vitre. Une tache de vert irisé de bleu.

Tarjil

Tarjil est une petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud de Lefax, à l’entrée du désert. Lorsqu’il effectua son premier séjour là-bas, Adrien Blanchard fut l’hôte de Jean-Charles Morelli. Les deux hommes s’étaient connus à Dijon, en classe de philosophie, ils avaient gardé l’habitude de s’écrire et ce fut grâce à son ami qu’Adrien Blanchard put entrer en contact avec les docteurs de la loi. On sait ce qu’il apprit auprès d’eux (L’Encre des sages date de 1958 pour sa première édition, chez Adrien-Maisonneuve, et en atteste). Pourtant il est une expérience dont l’auteur ne devait rendre compte dans aucun de ses ouvrages. Elle concerne la petite ville de Tarjil, et plus précisément l’un de ses habitants les plus obscurs auquel je suis en mesure d’affirmer qu’il fît plusieurs visites.

Les docteurs de la loi lui avaient parlé de Tarjil et de l’opinion répandue au sein de certaines communautés selon laquelle cette ville abritait un walî, et pas des moindres. D’après la tradition, le walî en question appartenait au plus haut rang de la confrérie. Il aurait fait partie de ceux dont le nombre demeure invariable au fil des siècles et sur lesquels repose le poids du monde. Hélas, avaient-ils ajouté, ils n’étaient pas en mesure de lui livrer son nom.

Blanchard avait d’abord cru à une simple réserve. Les docteurs de la loi, grâce à la recommandation de Jean-Charles Morelli, acceptaient de l’écouter, et même de lui communiquer quelques bribes éparses de leur enseignement, cela n’empêchait pas qu’il fût, à leurs yeux, un incroyant. Plus tard, il se fit la conviction que ce nom, ils l’ignoraient aussi bien que lui. Leur ignorance s’expliquait par le fait qu’un walî de ce rang ne se distingue ni par la position qu’il occupe dans l’échelle sociale, ni par sa conduite personnelle, celle-ci étant marquée par une discrétion tout opposée à l’héroïsme qu’illustrent de manières chaque fois différentes les saints de la chrétienté. Il n’était même pas certain que le personnage en question fût lui-même conscient d’avoir été choisi. Et d’ailleurs, quand même il l’aurait su, cela ne l’aurait pas rendu plus humble ni plus effacé qu’il pouvait l’être. Aussi, s’inquiéter de savoir qui était ce walî, se mettre en quête de sa personne, cela apparaissait aux yeux de l’initié comme une démarche privée de sens. 

“Une fois donc rendu à Tarjil ”, devait-il m’expliquer bien des années plus tard, “je ne fis rien pour découvrir le saint homme. Je me contentai de me promener dans les rues, comme l’eût fait un touriste. Il y avait une place ombragée de platanes, avec un unique bistrot où des silhouettes couvertes de burnous jouaient aux dominos et où je buvais de la limonade tiède. Je logeais chez un Européen qui tenait un garage. Mon séjour se déroulait dans une joie paisible, sans qu’il ne se passe rien. Mais, de la fenêtre de ma chambre, je voyais les jardins entourés de murets. Et, la veille du jour prévu pour mon départ, la soirée était limpide, les étoiles s’allumaient une à une dans un ciel violet et l’air embaumait le jasmin. J’ai voulu marcher jusqu’au désert. J’ai quitté la ville par un sentier qui semblait se dessiner sous mes pas à mesure que j’avançais. À une centaine de mètres au-delà de la dernière habitation, au milieu d’un champ aride, j’ai vu une construction semblable aux immeubles qu’on rencontre dans les faubourgs ouvriers de certaines villes européennes, haute de cinq étages, à la façade lisse. Et aussitôt j’ai songé que, si le walî demeurait à Tarjil, il fallait que ce soit ici, au tout dernier étage, où une lampe brillait devant une fenêtre ouverte.”

Blanchard n’eut aucun mal à apprendre qui habitait le lieu. C’était un vieux tailleur, qui vivait entouré de sa femme et de leurs neuf enfants. Deux de ses fils avaient choisi de s’installer en ville, après leur mariage, mais l’aîné passait la plus grande partie de son temps sur les routes (il était camionneur), l’autre au café. Et le soir, quand ces garçons rentraient chez eux, il arrivait que la maison fût vide. Cela ne les étonnait pas. Ils savaient que leurs jeunes épouses, chaque fois qu’elles s’ennuyaient, s’en retournaient là-bas, à la maison du tailleur, où elles aimaient à se retrouver pour préparer la cuisine et baigner les enfants. Et ils allaient les y rejoindre. Plus tard, à la nuit tombée, ils revenaient à travers champs, un enfant endormi sur l’épaule, un autre accroché à la main.

La famille du tailleur occupait à elle seule la plus grande partie du dernier étage, mais la fenêtre où Blanchard avait vu de la lumière était celle de son atelier. Il voulut en apprendre davantage.

Adrien Blanchard aurait souhaité qu’on lui parlât du vieux tailleur, mais personne ne trouvait rien à lui dire le concernant, mis à part qu’il était né à Tarjil, qu’il y avait toujours vécu, qu’il ne sortait presque jamais de sa maison, que sa lampe demeurait bien souvent allumée jusque tard dans la nuit et qu’enfin, il s’acquittait ponctuellement des travaux qui lui étaient confiés, ainsi bien sûr que des cinq obligations rituelles, sans faire preuve pour autant d’un zèle remarquable. Un être banal entre tous. Aussi, Adrien Blanchard regagna-t-il Lefax puis la France sans l’avoir rencontré.

“J’avais besoin de temps, m’expliqua-t-il. Le vieux tailleur pouvait-il être l’Aimé de Dieu dont m’avaient parlé les docteurs de la loi? Je l’ignorais. J’en avais l’intuition, mais cette intuition m’était-elle inspirée par Allah ou par les djinns? Je sentais que ma curiosité était trop forte, qu’il importait que je ne rencontre pas le personnage avant qu’il me soit devenu indifférent que ce fût lui. Je laissai passer quatre années sans m’entretenir de ma préoccupation, ou de mon intuition, avec personne d’autre que Jean-Charles Morelli et, une fois seulement, avec Henri Bosco (Un rameau dans la nuit était paru quelques années auparavant, en 1950). Puis, à l’automne 1956 enfin, je lui fis ma première visite.”

Lefax

On a beaucoup répété que Jean-Charles Morelli s’était identifié à la ville de Lefax, et lui-même a déclaré que son œuvre tout entière pouvait se lire comme une longue et amoureuse description de Lefax, une tentative de rendre compte par le moyen des mots du charme de cette ville. Il y avait passé la dernière partie de sa longue existence, plusieurs de ses livres avaient été composés à l’ombre de ses murs, ou, quelquefois, l’hiver, sur les toits en terrasses de certaines de ses maisons, et, à présent, pour des millions de lecteurs à travers le monde, Lefax était la ville où Jean-Charles Morelli avait vécu et dont il avait fait le principal sujet de ses travaux.

Deux jours après son arrivée, Rémy Fogel note dans son carnet de route: “Lefax est infiniment plus vaste et diverse que ce qu’il a pu en écrire”. Mais qu’aurait-il jamais su de Lefax, ou plus précisément qu’aurait-il été capable d’y voir si Jean-Charles Morelli n’avait pas écrit à son propos?

Rémy Fogel prétendait avoir appris à lire dans les livres de Jean-Charles Morelli, ses recueils de poèmes et surtout ses romans, et il n’était pas seul dans ce cas. Au moment où les garçons et les filles de son âge s’étaient éveillés au sentiment de l’art, Jean-Charles Morelli, l’auteur de L’Orient énamouré, le futur Prix Nobel, passait déjà pour l’une des figures majeures de la littérature mondiale. Et pour un maître spirituel davantage encore que pour un littérateur. Or, voilà que le rédacteur en chef du journal dans lequel il venait d’être engagé au titre de stagiaire chargeait Rémy Fogel d’aller effectuer une enquête sur place.

La mort de Jean-Charles Morelli remontait à cinq ans. Rémy Fogel était trop jeune dans le métier pour avoir eu l’occasion de rencontrer le personnage, mais le directeur de la rédaction lui expliqua que sa tâche se limiterait à recueillir un certain nombre de témoignages et y ajouter ses impressions.

Il partit donc. Ce premier séjour fut bref. Le texte et les photos qu’il devait en ramener suffirent néanmoins à remplir deux grandes pages du supplément littéraire du journal en question. À cette époque, que ce fût à Paris, à Londres ou à Tokyo, il était bien rare qu’on évoque Lefax sans rappeler quel rôle cette ville (ou l’idée de cette ville) jouait dans l’œuvre de Jean-Charles Morelli. Or, le jeune reporter avait photographié des tramways dans les rues, la foule bigarrée des boulevards en pente après l’heure de la sieste, et un miracle s’était produit : un je-ne-sais-quoi, quelque chose comme l’âme de l’auteur en même temps que celle de la ville, transparaissait en filigrane dans chacune de ces vues dont il était absent. 

Le jeune journaliste note, à côté des photos, que Jean-Charles Morelli hante cette ville, qu’il le fera à jamais. Et il ajoute: “Mais ne s’est-il pas reconnu lui-même comme un habitant de Lefax, comme un piéton de ses rues, un philosophe de ses cafés et ses terrasses, la première fois qu’il s’est trouvé dans cette ville alors qu’il était déjà un homme fait?”

Puis les années passent. Et l’on en vient à l’épilogue où il est question d’une coupure de journal, quelques lignes que Rémy Fogel relève dans un article signé par Antoine de Gaudemar dans le supplément littéraire de Libération. On y lit : “Assis dans un fauteuil de cuir indigo, les pieds nus posés sur un pouf, Satyajit Ray répond tour à tour à deux antiques téléphones posés sur son bureau, un noir et un bleu. Son fils apporte le thé et joint les mains avant de servir. Il fait quarante degrés dehors et pourtant l’air circule; Comment garder son équilibre avec une telle chaleur?”

Rémy Fogel en est alors à son troisième ou quatrième séjour à Lefax, il a perdu le compte, sans doute commence-t-il à s’en fatiguer. Et il songe que s’il n’était pas venu se perdre dans cette ville, c’eût été lui peut-être qu’on aurait chargé de se rendre en Inde pour rencontrer le cinéaste.

Il s’attarde sur une longue description: “C’est un vieil immeuble colonial de l’ancien quartier anglais. Satyajit Ray habite au troisième étage et son appartement ressemble au décor de ses films: peintures décrépies, persiennes mi-closes sur fenêtres entrouvertes, sol en tomettes vieux rouge, pales de ventilateur qui tournent lentement au plafond.”

Ayant eu entre les mains de nombreuses photos de Jean-Charles Morelli, il lui est facile de juger à quel point celui-ci ressemblait peu au cinéaste indien, ce dernier étant décrit comme “très grand, cheveux gris et blancs rejetés en arrière, pieds nus, ample tunique blanche sur pantalon de la même couleur”. Pourtant il ne peut s’empêcher de rapprocher les deux personnages. Qu’ont-ils donc de commun pour qu’à ses yeux au moins, ils viennent à se confondre? Au moins le goût des livres. Car l’article dit encore : “La pièce est encombrée de livres. En rangs sur les étagères, en piles sur les tables, par terre. Partout, sauf sur le piano.”



mercredi 22 novembre 2023

Le projectionniste

1.
Une jolie maison avec une terrasse où se retrouvaient, certains soirs d’été, des personnes de tous âges qui étaient unies par des liens de famille. Puis, quand la nuit était noire, l’oncle Pascal, le propriétaire de la maison, notre hôte en la circonstance, annonçait une séance de cinéma. Jean-François, son fils, intervenait aussitôt. Il connaissait son rôle qui consistait à installer écran et projecteur, l’écran en haut des marches, devant l’entrée de la maison, et le projecteur sur la terrasse, parmi nous qui étions assis, dispersés sur des fauteuils de jardin, qui nous repassions des assiettes de gâteaux secs et des verres de vin mousseux ou d’orangeade.

La séance commençait. Sans surprise. Nous connaissions pour les avoir vus mille fois les films que nos parents voulaient revoir, dont ils ne se lassaient pas, des films d’amateurs, tournés quinze ou vingt ans plus tôt en Algérie, des films d’avant la guerre et de là-bas, ramenés de l’autre côté de la mer, d’un lieu où personne d’entre nous ne retournerait plus et où figuraient la plupart de ceux qui se tenaient ici, à scruter de tout leurs yeux les images tremblantes, à la fois figurants et spectateurs engloutis dans le noir.

C’étaient, qui bougeaient sur l’écran, nos pères et nos mères, nos oncles et tantes, nous-mêmes quelquefois, puisque les plus vieux parmi ceux de ma génération étaient nés avant l’exil, de l’autre côté du miroir, dans cet ailleurs dont ils ne gardaient que peu de souvenirs personnels, quelques images tout au plus, surexposées et muettes comme les films.

Quant à nous, les plus jeunes, nous regardions ailleurs, les étoiles au-dessus de nos têtes, pour moi le poignet de mon père tenant un verre de vin mousseux. Il y avait quelque chose d’indécent dans la jeunesse, dans l’expression de ces visages qui riaient en silence, qui faisaient des grimaces pour rire, en regardant l’objectif de la caméra.

Quelques années plus tard, la vidéo s’est répandue. Pascal a fait faire des copies vidéo de ses vieux films 9 mm. Il trouvait épatant qu’on puisse les regarder sur son poste de télévision, comme de vrais films, et tellement plus commode. Mais la télévision n’a jamais remplacé les cérémonies qui nous avaient longtemps rassemblés.

Durant la projection, nous regardions ailleurs, la voûte étoilée au-dessus de nos têtes, l’ombre des cerisiers, le projecteur.

L’expérience était violente, mais il se trouvait que le projecteur faisait partie du groupe. Il se tenait au milieu de nous comme l’un des nôtres, ce superbe appareil qui semblait sorti de l’imagination de Jules Verne et qui, par lui-même, dans sa forme mécanique, donnait tellement à voir et à comprendre. Les bobines grosses comme des astres et qui tournaient, la pellicule avec ses boucles, le faisceau de lumière sorti de l’œil unique du cyclope.

En s’approchant de l’appareil, nous pouvions voir, traversées par la lumière de la lampe, les images distinctes qui défilaient et qui donnaient ainsi l’illusion du mouvement.

Il y avait l’écran et il y avait le projecteur, placés à bonne distance l’un de l’autre et qui se regardaient. Nous assistions à une expérience d’optique. Nous avions affaire au contenu des films, aux images des films, où j’apparaissais moi-même dans les bras de mes parents, le jour de mon baptême, dans une ville à jamais perdue, Hussein-Dey, depuis laquelle il semblait que des défunts nous faisaient signe. Mais, en même temps, le dispositif s’inscrivait dans l’espace réel, un peu comme un chapiteau de cirque à l’intérieur duquel, par miracle, nous trouvions place, nous aussi.

Le dispositif était au centre de la fête. Il faisait renaître le passé. L’oncle Pascal qui l’actionnait semblait un prestidigitateur. Il ne lui manquait que la cape et le chapeau haut de forme.

L’agencement machinique se donnait à voir et à comprendre. Il dénonçait l’illusion qu’il produisait si bien, le procédé de foire. Il prévenait la violence de l’émotion, il empêchait enfin que nous nous trouvions aspirés par l’image, engloutis par elle. Et surtout je me souviens que nous entendions, pendant tout le temps que durait la projection, le bruit du moteur.

2.
Les plus belles lignes que j’aie lues sur le cinéma sont de Guido Ceronetti. Elles se rencontrent dans Ce n’est pas l’homme qui boit le thé, c’est le thé qui boit l’homme (Pensieri del Tè, 1987). L’auteur écrit: "Ici, où j’habite, l’unique distraction c’est les figues d’octobre, qu’on peut encore détacher de ses propres mains d’un arbre véritable, avec des feuilles; le cinéma, quand je suis arrivé, était déjà disparu depuis un bout de temps. Oh! je n’irais jamais au cinéma (il ne m’offrirait rien de plaisant), cependant, cela me réchaufferait agréablement de savoir qu’il existe, pas loin, une salle et une toile où s’agitent des ombres de navires et de déshabillés. Je dirais: ce soir, cinéma; j’arriverais jusque là, je saluerais la caissière inoccupée et poursuivrais le voyage dans la nuit."

Dans les salles de cinéma qu’il nous reste, il semble que le projectionniste se soit absenté, que nous soyons seuls désormais, abandonnés face à l’écran. On ne le voyait pas. En fait, il n’intervenait qu’en de rares occasions, quand le film cassait et qu’il devait effectuer un collage, aussi vite que possible. Il arrivait alors que le public siffle pour témoigner de son impatience. Le reste du temps, le montreur d’âmes pouvait se désintéresser du spectacle. Il lisait, par exemple. J’ai toujours pensé que les projectionnistes étaient de grands lecteurs. Dans les mains d’un projectionniste je vois de préférence des romans de Vladimir Nabokov, de Junichirô Tanizaki, d’Alberto Moravia, ainsi que Le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, alias Fernando Pessoa, le tout en format de poche.

Il pouvait recevoir dans sa cabine sa petite amie, ou ses petites amies, s’il en avait plusieurs, des filles qui s’ignoraient l’une l’autre, ou qui ne s’ignoraient pas, et qui portaient des minijupes en plein hiver, ou même des shorts avec des collants de couleurs impossibles et des chaussures à talons hauts, comme on en voit portées, si mon souvenir est exact, par Jane Birkin dans le Blow Up d’Antonioni (1967). Les shorts apparaissaient sous de grands imperméables de gabardine qu’elles gardaient ouverts, qu’elles laissaient flotter sur leurs longues jambes gainées de collants et dans les poches desquels elles enfonçaient les poings.

Il s’agissait dans presque tous les cas de jeunes femmes incroyablement enrhumées, un mouchoir tamponné sur le nez tout le long de l’hiver. (Patrick Besson décrit le personnage d’une fille semblable au début de La paresseuse. Elle s’appelle Françoise et me paraît bien plus intéressante que Cynthia Sentenac.)

Bendejun

1. 
Bendejun a occupé une place importante dans la vie de notre famille. En 1965, mes parents ont acheté un morceau de terrain. Nous l’avons défriché puis ils y ont fait construire ce qui n’était qu’un cabanon en dur. Dès le début du printemps, nous montions y passer les fins de semaines. Quelques terrasses caillouteuses, un pays d’olives et de tomates dominé par les plumes hautes et nonchalantes des cyprès.

Quand nous revenions à Nice le dimanche soir, les rues étaient désertes. L’ennui, la vague nausée que je ressentais en voiture et que ne faisait qu’aggraver le parfum des fleurs coupées, ou quelquefois du thym et de la menthe que ma grand-mère maternelle avait pris soin de rapporter des collines, posés sur ses genoux. La lumière était bleue, d’une transparence à vous crever le cœur, comme le plumage d’un oiseau. Nous traversions des quartiers de H.L.M., descendions des boulevards rectilignes, et tout, à ce moment, me paraissait abouti, connu et justifié, ce qui n’empêchait pas un début de migraine.

2.
La campagne au printemps prenait des allures désordonnées, vaguement impudiques. C’est à Bendejun, au tout début des années 70, que j’ai lu pour la première fois, de Francis Ponge, Nioques de l’Avant-Printemps et surtout L’opinion changée quant aux fleurs, dans deux numéros de L’Éphémère.

L’idée de chantier m’était familière depuis la fin des années 50. Mon père avait alors quitté son emploi chez Renault pour devenir comptable dans une entreprise d’électricité où son frère Pascal l’avait précédé et où celui-ci occupait un poste de contremaître.

La construction du cabanon en dur fut rendue possible grâce à l’aide d’un petit peuple de maçons, de plombiers, d’électriciens et de peintres, qui étaient des amis de mon père et surtout de mon oncle Pascal. Ils travaillaient à ce chantier en dehors des heures qu’ils devaient à leurs patrons, souvent le samedi et le dimanche. La plupart étaient originaires d’Afrique du nord, ainsi que nous, et ils portaient des noms italiens, ce qui nous les faisaient regarder un peu comme des frères.

À midi, ma mère préparait de grosses marmites de spaghettis que nous mangions ensemble sur la terrasse. Puis, mon oncle Pascal a acheté un morceau de terrain, lui aussi, à deux pas de chez nous, et il y a construit, avec l’aide de ses camarades, une maison bien plus vaste et confortable que la nôtre. À Bendejun, les deux frères avaient réussi à reproduire, pour un temps, le paradis qu’ils avaient connu puis perdu aux Bains Romains, de l’autre côté de la mer.

Tout, dans notre maison de Bendejun, était objet de récupération, des fenêtres aux tasses à café, en passant par le lavabo de la salle de bains, le réfrigérateur, le poste de télévision, le buffet et les chaises. Rapporté de notre appartement niçois après déjà un long usage, trouvé sur des chantiers ou acheté à bas prix dans des hangars à brocante. Une maison construite et meublée de bric et de broc, qui demeurait au fil des années une œuvre ouverte. Chaque objet y paraissait tout à la fois insuffisant et superflu, inadapté à sa place. Mais mes parents n’en souffraient pas. C’était leur fierté d’avoir réalisé ce rêve, une caravane immobile, une arche de Noé, avec si peu d’argent.

Beaucoup de petites habitations construites sur cette commune illustraient la même culture du cabanon, différente de celle de la villa en ce qu’elle ne connotait aucune idée de luxe. Dans la culture populaire des villes méditerranéennes, le cabanon se comprenait plutôt comme un accessoire du jardin. Il servait à abriter un four à gaz (bouteilles de Butagaz que nous allions chercher à l’épicerie du village et que nous rapportions à pied, ou, plus tard, quand le chemin fût rendu carrossable, dans le coffre de la voiture, avec la crainte qu’elles n’explosent), des lits ou quelquefois de simples matelas que nous déroulions le soir venu et disposions à même le sol. Il permettait de mieux profiter du jardin, d’y passer plus de temps, de ne point craindre l’orage. Mais l’on pouvait aussi bien s’en passer, se contenter d’un toit de tôle ondulée ou de canisses appuyé contre le mur d’une restanque, ou encore, se balançant entre deux arbres, d’un hamac pour la sieste.

Ainsi, dans les premiers temps, nous arrivions chargés d’une table et de chaises pliantes, d’une marmite de spaghettis ou d’une daube gardée au chaud dans une Cocotte minute, des cocas préparées par Thérèse, ma grand-mère maternelle, qu’elle transportait dans des plats enveloppés de torchons blancs noués aux quatre coins, d’une bouteille de vin, sans oublier les verres et les glaçons conservés en l’état dans une bouteille Thermos.

Sur notre terrain, en contrebas du chemin carrossable, un vieux cerisier avait du mal à se tenir debout. Thérèse, qui était pourtant lourde, y grimpait chaque printemps assez haut pour en cueillir les fruits. (Plus jeune, elle avait tiré les cartes et fait tourner les tables.)

Quant à mes parents, cela aurait pu demeurer comme l’ouvrage de leur vie. Le cabanon et le jardin étaient à leur image, mais ils ont convenu d’y renoncer, en 1981. Ils ont vendu. Je n’ai jamais su pourquoi. Bendejun fut ainsi une aventure qui eut un début et une fin, comme ces phalanstères fouriéristes installés en Amérique du sud par des anarchistes italiens, à propos desquels je me propose depuis toujours de m’instruire, doutant s’ils ont bien existé, si ce n’est pas un mythe, un rêve jamais réalisé auquel j’aurais fini par croire.