Accéder au contenu principal

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux.

Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé.

C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône.

Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorées que mettent trois de ces fins bateaux de charge à fond plat, gréés à voile latine, des tartanes qu’ici on appelle des allèges.

Lucien glisse sur le couloir extérieur, à peine vêtu d’un caleçon et d’un tricot de corps, pour fumer une cigarette, peut-être deux, qu’on a renoncé à lui interdire de fumer puisque, de toute manière, quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas maintenant, il mourra bientôt.

L’histoire tient à la joliesse de ce qu’il voit et qui le fait sourire en passant devant l’enfilade des appartements.

Lucien connaît tout le monde dans l’immeuble et tout le monde le connaît, même les enfants. Et tout le monde sait qu’il va mourir bientôt de sa maladie du poumon, mais la perspective de cette mort n’effraie ni lui ni personne.

Il dit qu’il a bien vécu. La chaleur de ces journées le tue, et encore au début de la nuit, il ne peut pas dormir, il ne peut pas s’étendre, il reste assis sur un fauteuil, à côté de son lit, avec son appareil respiratoire, sa pompe à air dans le nez, et chaque respiration est pour lui une épreuve. Il doit la négocier avec d’infinies précautions. Mais il sait qu’à deux ou trois heures du matin, il y a presque chaque nuit un court moment de répit. Où l’air est plus frais.

Tout le début de la nuit, Lucien attend le moment de répit où il pourra se lever et faire les quelques pas qu’il fait jusqu’au bout du couloir extérieur, du haut duquel il voit le Rhône. Et avec lui, il emporte alors son paquet de cigarettes et un briquet. Même si peut-être il ne pourra pas fumer une seule de ces cigarettes, tout juste peut-être une bouffée.

Ce qu’il voit dans les appartements, et qui le fait sourire — Les appartements dans leur enfilade ouvrent sur le couloir par des baies vitrées derrière lesquelles les habitants font glisser des rideaux. Mais quand c’est l'été, qu’il fait très chaud, on finit par ne plus fermer les vitres ni tirer les rideaux.

On dort, nu, en pleine ouverture sur la nuit d'été. Sur les étoiles. On dort ou on essaie de dormir.

Ou plutôt on dort dans la chambre conjugale qui se trouve ailleurs, en retrait dans l’appartement, et à deux ou trois heures du matin, on se réveille, suffocant, le corps baigné de sueur, les draps baignés de sueur, alors on se lève et, comme un somnambule, on va au salon qui ouvre sur le couloir et sur le fleuve. Et, sur le cisal de la moquette, on entend une serviette de bain et on se couche dessus.

Et bientôt on y est rejoint par l’autre qu’on avait laissé dans la chambre. Et bientôt on y est rejoint par l’enfant qui vient s’ajouter à ses deux parents.

Leurs trois corps nus vautrés sur une seule serviette de bain, éclairés par les étoiles et peut-être (on peut rêver) par deux ou trois bougies parfumées qu’on a laissé allumées pour qu’elles chassent les moustiques.

Les trois corps nus, plus ou moins emmêlés, dans la splendeur de leur jeunesse, et Lucien qui passe alors et qui les voit et leur sourit.

Je pense qu’il sourit à l’enfant parce que c’est l’enfant qui le voit. Pas les autres. L’enfant est assis, tandis que ses deux parents se sont rendormis. C’est lui qui veille. Et Lucien n’est peut-être pas Lucien mais plutôt le fantôme de Lucien parce que Lucien est déjà mort.

Un seul sourire échangé entre l’enfant et lui, pour saluer la beauté des deux corps endormis, s’amuser un peu de leur jeunesse et de leur nudité, comme celles d’autres enfants à peine grandis, sortant du bain. Et aussitôt, Lucien s'éloigne.

Il marche (il glisse) jusqu’au bout du couloir extérieur où il fume enfin sa cigarette (ou son fantôme de cigarette) en regardant le fleuve, sous les étoiles qui éclairent les trois tartanes aux coques de bois coloré, comme celles peintes par Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh, 1888

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...