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Un père venu d'Amérique (9)

Et c’est alors que j’ai commis une erreur, que j’ai perdu un temps précieux en courant au secours de Violaine. C'était pour elle que j’avais peur. J’imaginais ces types, il me semblait les voir, grands, costauds, qui se ressemblaient. Ces gens-là vont par paires. Un duo de tueurs, venus tout exprès d'Atlantic City pour remplir un contrat criminel. Je voulais la sortir de cette chambre d'hôtel, la ramener à Nice. Je raisonnais pourtant. Je m’efforçais de raisonner. Tu ne dois pas agir seul. Tu as des amis. Attends-les. Mais une autre voix me disait: Est-ce que tu peux attendre? Tu as hésité une fois. As-tu le droit d’hésiter cette fois encore?
Les ralentissements de la circulation me donnaient des sueurs. Je roulais encore sur la Promenade des Anglais quand j’ai rappelé Violaine: “Tout va bien?
— Oui. Des voix, des bruits normaux dans le couloir. Et je ne les vois plus par la fenêtre. J’ai préparé mon sac. Je t’attends.
— J’arrive!”
Aussitôt après, j’ai appelé Philippe. Je suis tombé sur son répondeur. La voix de Philippe sur son répondeur disait qu'il était à la pêche. Nous étions un samedi, mais Philippe à la pêche, j’ai failli sourire. Je ne sais pas pourquoi je me suis imaginé alors qu’il était en montagne, en train de pêcher à la mouche, tout seul, dans une rivière du Boréon.
Quelques kilomètres plus loin, au passage de Cagnes-sur-Mer, j’ai appelé Amar et j’ai dit: ”Tu es à l'hôtel?
— Oui.
— Tu as de quoi écrire?
— Attends! Oui, je t'écoute.”
J’ai dicté à Amar tout ce que je savais, ce que j’avais compris, le nom de l’auberge, le nom du père, son voyage depuis Atlantic City, les trois photos, d’autres détails, et que j'étais en route en direction du col de Vence. Que je serais arrivé à l’auberge d’ici une heure. J’ai dit aussi: “J’ai essayé d’appeler Philippe. Sa voix sur le répondeur dit qu'il est à la pêche. Essaie à ton tour. S’il ne t’a pas répondu dans la demi-heure qui vient, écris-lui un message, il te répondra.
— Entendu. C’est noté. Ce sera fait. Tu es armé?
— Je suis armé.
— Philippe va nous répondre. Attends qu’il nous réponde!
— J’essaierai.
— Prends ton temps. Respire. Tu es meilleur qu’eux. Tu es bien meilleur qu’eux. Tu vas la ramener!”

Jusqu'à Vence, ce sont les petites routes encombrées de la Côte d’azur. Pleines de couleurs. Avec le soleil, on a du mal à les prendre au sérieux. Mais aussitôt qu’on quitte la ville pour s’engager sur la route du col, le paysage n’est plus le même. Il devient désertique, fait de rocs pointus et blancs comme la lune.
Il court des rumeurs à propos de cette route. À intervalles réguliers, la presse locale s’en fait écho. Des loustics en voiture, au milieu de la nuit, qui ont vu des soucoupes volantes. Ils revenaient de faire la fête, parce qu’au sommet du col, dans les bosquets de chênes, on trouve un club hippique, une baraque en planches avec des tables à l’extérieur où on sert des grillades, de la bière et des pichets de vin, un élevage de chiens, un ancienne ferme où une communauté de hippies pratique l’agriculture biologique, inclus le cannabis, des endroits qui sont propices à la fête, et quand on revient en voiture de ce genre de fêtes, tard dans la nuit, dans les virages vertigineux de cette route, et qu’on soit seul ou en couple, les mains occupées, perdu au milieu de ce paysage lunaire, il paraît assez naturel qu’on voie des soucoupes volantes, et que même ces soucoupes volantes poursuivent votre voiture sur plusieurs kilomètres.
Cela ne tire pas à conséquence. Et d’ailleurs il faisait grand soleil. 

Google Maps m’indiquait que je n’étais plus guère qu’à cinq kilomètres de l’auberge, quand je l’ai vue. J’ai tout de suite su que c'était elle. En contrebas de la route, sur une piste à peine dessinée dans le chaos des rochers, ce qui avait dû être une voiture n'était plus qu’un scarabée monstrueux qu'un rayon laser aurait incendié du haut du ciel, et qui avait été abandonnée là sans qu’il ne reste rien d’identifiable du corps de l’occupant. Celui-ci y avait été piégé, carbonisé en même temps que l’habitacle. Dans l’obscurité fumante, dans la puanteur de l’essence et du métal brûlés, je croyais reconnaître quelque chose comme les os d’un crâne, des lunettes tordues et pourquoi pas des dents, mais je ne voulais pas m’approcher de cette horreur, et comme bien sûr je ne croyais pas aux soucoupes volantes, il n'était pas difficile pour moi d’imaginer qui était la victime et qui étaient les incendiaires, ceux qui, avant de quitter le lieu du crime, avaient fait une photo, laquelle devait se retrouver quelques heures plus tard sur la table de Violaine.
J’ai laissé ma voiture au bord de la route et je suis descendu pour faire moi aussi des photos. Plusieurs photos, en me débrouillant pour qu’apparaissent dans le cadre le petit nombre de repères que me fournissaient un arbre tordu et rachitique, une grange peut-être abandonnée au bout du chemin, la découpe des lignes de crête.
J’ai fait cela très vite et, comme je regagnais ma voiture, le téléphone a sonné. C'était Amar.
"J’ai pu parler à Philippe. Il était dans la barque d’un ami pêcheur, du côté de Carras. Il prend l’affaire au sérieux. Il me dit qu’il rentre à son bureau pour interroger les bases de données. Il nous demande de le tenir informé tous les quarts d’heure. Il ne t'appellera pas pour ne pas te distraire. Ah, et il demande où est l’enfant!
— L’enfant?
— Oui, il veut savoir où se trouve en ce moment la fillette."
J’ai dû avouer que je n’en savais rien. Que je n'avais pas eu l'idée de poser la question. Je n'en étais pas fier. J’ai dit: “Je me renseigne très vite et je te transmets l’information.”

Quand Violaine m’a ouvert la porte de sa chambre, elle était habillée, maquillée, elle ne pleurait pas, mais le rouge à lèvres faisait d’autant mieux ressortir la pâleur de son visage qui était comme celui d’un Pierrot poitrinaire. Elle a dit: “Tu les as vus?” Mais non, je n’avais vu personne qui leur ressemble. Et j’ai tout de suite demandé où était Yvette.
“Elle est chez moi, avec Mizuki. Pourquoi?
— Quand leur as-tu parlé?
— Encore ce matin. Tout allait bien. Il était prévu qu’elles aillent à la plage.
— Peux-tu vérifier si elles sont parties?”
Violaine a appelé Mizuki. Son téléphone sonnait dans le vide. Violaine n’en a pas paru inquiète. Elle a dit: “Quand Mizuki va à la plage, elle n’emporte pas son téléphone.” J’ai demandé à Amar de transmettre l’information à Philippe, puis j’ai voulu qu’elle me montre les photos. Elles formaient un brelan que Violaine a disposé sur les draps de son lit défait. Celle de l’épave ne faisait guère de doute quand on la comparait aux miennes.
“Tu penses que mon père…
— Est dans ce tas de ferraille? Ce n’est pas certain mais on peut le craindre.
— Et tu crois que ces deux hommes…
— Peuvent revenir? Ce n’est pas impossible non plus. Il faut partir.”
Mais, avant cela, j’ai voulu copier les photos. J’ai photographié les trois Polaroïd et j’ai aussitôt transmis ces copies à Amar pour qu’il les transmette à Philippe.

J’ai attrapé le sac de Violaine et nous sommes partis. Inutile de demander où nous allions. La plage que fréquentaient les deux jeunes femmes et la fillette s’appelait Amour. Cela ne s’invente pas. Mais nous nous arrêterions d’abord au Palais Longchamp pour le cas où elles y seraient revenues.
Nous sommes partis tendus, angoissés, sans échanger une parole ni un regard. Aussitôt dans la voiture, pour remplir ce vide, pour nous donner de l'élan, j’ai passé une chanson des Beatles: Come together, right now!


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