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Un père venu d'Amérique (12 et fin)

Les hommes de Philippe ont fait face aux ravisseurs au moment où ils sortaient de la pharmacie avec Yvette. Violaine et moi sommes arrivés tout de suite après eux. Les ravisseurs avaient dégainé leurs armes. Trois flics s'étaient disposés à l'écart l’un de l’autre. Ils tenaient leurs pistolets à deux mains, à bras tendus, les jambes pliées, légèrement écartées, comme on voit dans les films. Puis un quatrième s’est avancé lentement, et il a posé un genou à terre. Je les connaissais tous. Depuis des années je m'entraînais avec eux sur le stand de tir. Nous avions bu des coups, nous avions fait des fêtes. Mais le quatrième était un tireur d’une autre force que nous. Sa jeune épouse était blonde, il l’avait ramenée de leur Lorraine natale, ils avaient une petite fille de trois ans. Il s’appelait Julien Neuhof. Son front était buté, ses lèvres serrées, et je ne doutais pas qu’il n’attendait qu’un ordre.
Philippe se tenait en retrait. Il a crié la première sommation: “Déposez vos armes! Relâchez l’enfant!”, en même temps qu’il faisait des gestes de la main pour que les agents du service de sécurité écartent la foule des visiteurs. La plupart reculaient en criant, en attrapant les enfants, en leur cachant les yeux. Les vigiles les dirigeaient vers les différentes sorties qui donnaient sur l’avenue. Mais d’autres avaient formé un cercle. La curiosité les retenait là, fascinés par le spectacle, sans souci du danger, comme s’ils s'étaient trouvés sur un plateau de tournage.
La scène était figée. L’un des deux ravisseurs tenait Violette par la main, et celle-ci nous a vus mais elle ne criait pas, ne pleurait pas, elle s’efforçait seulement de respirer encore, les lèvres bleues, les yeux exorbités. C’est Violaine qui a crié son nom, mais Violette ne lui a répondu que par un battement de paupières. Elle ne pouvait pas mieux.
Philippe a crié une deuxième sommation, et alors le ravisseur qui tenait Violette l’a soulevée du sol, il l’a serrée contre lui et de l’autre main il a braqué son arme sur sa tempe.
Violaine a crié: “Non!” Et au même moment, le second ravisseur nous a tourné les dos et il est sorti par la porte vitrée de la façade arrière, celle qui donne sur les hangars et sur le portail de l’école Ronchèse.
On aurait pu croire qu’il désertait le combat, qu’il quittait la partie pour sauver sa peau. Mais le premier ne semblait pas s’en inquiéter. Il a commencé à reculer, pas à pas, en restant face à nous, en tenant Violette plus serrée encore, toujours le canon sur sa tempe. Nous avons commencé à avancer vers lui. Et c’est alors que je me suis avancé au milieu des hommes en uniforme, et que j’ai tiré mon arme de derrière mon dos.
Une fois à l’extérieur, nous avons compris. Le comparse avait arrêté une voiture qui passait dans la rue Biscarra. Sous la menace de son arme, il en avait fait descendre le conducteur. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années. Il le tenait d’un bras tordu dans le dos en même temps qu’il enfonçait le canon de son pistolet dans sa joue. Celui qui tenait Yvette jetait des coups d’œil vers la voiture, il évaluait la distance qui l’en séparait, et maintenant il s’en approchait avec des pas de côté, sans se détourner de nous. Et maintenant, il ne lui restait plus que deux mètres à franchir pour pouvoir se jeter à l’intérieur. Et la tête d’Yvette était collée contre la sienne, tandis que le canon du pistolet était braqué sous son menton. À lui faire mal.
Violaine a crié: “Non, empêchez-le!” Les yeux d’Yvette étaient tournés vers elle, puis elle les a tournés vers moi et elle a crié: “Quentin!” Jamais personne n’avait prononcé mon nom comme je l’ai entendu de cette bouche d’enfant aux lèvres violettes. Elle l’a fait dans le dernier effort qu’elle pouvait consentir. Et à cet instant, le ravisseur m’a regardé aussi, nos regards sont restés fichés l’un dans l’autre, et il a su qu’il allait mourir.
Je l’ai abattu d’une seule balle au milieu du front, tandis que Neuhof au même instant abattait le comparse. Alors, j’ai posé mon arme sur le sol et j’ai levé les bras très haut au-dessus de ma tête. Philippe est venu derrière moi, il m’a fait baisser les bras. Je lui ai tendu les poignets pour qu’il me passe les menottes. Et il m’a emmené.
Un fourgon de police nous attendait à l’extérieur. Sur le seuil du magasin, devant une demi-douzaine d’agents en uniformes, il m’a pris par le cou et il m’a dit: “Bon Dieu, tu ne te seras pas entraîné pour rien!” Nous avons ri ensemble, et en même temps que je riais, je sentais mon visage baigné de larmes.

Je suis resté trois jours en garde à vue. J’en suis sorti à temps pour l’enterrement de Mizuki au cimetière de Caucade. Il faisait très beau. Au premier rang de l’assistance, il y avait Violaine qui tenait la mère de Mizuki d’une main et Yvette de l’autre. Derrière, il y avait des policiers en uniforme, tous mes amis du stand de tir, et Philippe en civil.
La veille, il m’avait raconté que Violaine avait reçu par la poste l’avis d’un important dépôt effectué à son nom sur une banque des Caraïbes. Elle l’avait appelé pour le lui remettre, en disant qu’elle aurait bien aimé que l’histoire avec son père dure un peu plus longtemps, mais qu’elle n’avait rien à faire d’un argent volé.
Quand la tombe a été refermée, Violaine s’est avancée et elle a posé sur la pierre une enceinte Bose. Puis, tournée vers l’assistance, elle a dit que Mizuki ne croyait en rien qu’en l’élégance des sentiments et la délicatesse des couleurs, mais que, depuis l’enfance, elle était amoureuse de David Bowie. Et elle nous a invités à écouter avec elle la chanson de lui qui avait sa préférence. C’était Life On Mars?
Elle l’a commandée depuis son téléphone. Le volume sonore était assez haut pour résonner dans tout le cimetière dont les cyprès se balançaient avec la musique, sous le soleil de midi.
Amar, bien sûr, était parmi nous. Je crois comprendre qu’il s’intéresse à Violaine et à la petite Yvette. Et je crois comprendre aussi que Violaine n’est pas indifférente à ses attentions.


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