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Articles

Affichage des articles du 2023

La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive. AGATHE: Tu as trouvé un train? YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette. AGATHE: Pierre t’attendra? YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin. AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne. YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman. AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie? YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop...

Gilles

1.  Instituteur à Bon-Voyage, dans le faubourg de Nice . Il loue un petit appartement à l'intérieur de la ville, mais parfois on raconte qu'il ne rentre pas chez lui. C'est quand la cloche sonne, à quatre heures et demie: il accompagne ses élèves jusqu'à la porte, il les regarde partir, puis il remonte à sa classe. Il s'attarde dans sa classe après que ses élèves sont partis. Il arrange les tables, il corrige les cahiers, il prépare ses leçons du lendemain. Il s'occupe jusqu'à la nuit. Puis, quand la nuit est tombée, il sort pour dîner dans un bistrot voisin. Puis, quand il a fini de dîner, il remonte dormir au pied du tableau noir. Et cette nuit comme les autres. Il dort dans un sac au pied du tableau noir; il reste seul dans cette école énorme du faubourg; peut-être qu'il n'est pas seul mais c'est comme ça qu'il s'imagine. Il reste seul dans cette classe, au pied du tableau noir, et, au milieu de la nuit, voilà qu'il est réveillé pa...

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté. Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages. — C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu. Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avai...

Les attardés

J’avais oublié que les garçons jouent au football, haletants, muets, sans tenir compte de la nuit qui vient, jusqu’à l’heure où celle-ci,  sans lune sous les arbres du square, dérobe le ballon, efface leurs mains dans l’odeur de poussière. Quand ils passent la grille  la sueur sur leur dos est glacée. (30 mars 2019) + Vers la fin de la nuit + Photos

Le monde a du bon

Les touristes descendus du car, au fin fond des montagnes himalayennes, sont groupés sur des gradins de bois, en plein air et en plein vent, sous des nuages gris. Ils regardent de petits chevaux caparaçonnés qui tournent sans passion sur une carrière boueuse. Mais attendons la fin! À l’heure dite, de gros nuages crèvent au-dessus de leurs têtes, ils sont arrosés d’une averse plutôt fraîche dont ils s’abritent comme ils peuvent, avec des parapluies, avec des journaux, sans quitter leurs places, curieux qu’ils sont du spectacle promis. Car voici que les chevaux se mettent à danser. La pluie les fait danser. C’est un prodige qui ne se produit qu’ici, chaque jour, à la même heure de l’après-midi, danser et même rire sous la pluie, en retroussant leurs lèvres sur leurs dents de chevaux, et chanter! Ecouter

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages. Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières,...

La pluie

La pluie rend plus facile et agréable de se promener en écoutant de la musique. Je me demande comment nous faisions pour écouter de la musique avant de pouvoir le faire en nous promenant sous la pluie, de préférence les soirs d’automne, lorsque la nuit descend, ou alors le matin très tôt, avant que le jour se lève. Voir le jour se lever en écoutant de la musique sous la pluie. Je ne doute pas que cela me sera encore permis quand je serai mort. Je marcherai alors sous la pluie en écoutant de la musique, je n’aurai même plus besoin d’écouteurs. Il ne s’agira pas alors de musiques célestes ou séraphiques, seulement de celles que j’aurais écoutées et aimées ma vie durant — Rapportées de ma vie, comme le chasseur rapporte au village les animaux qu’il est allé chasser et qui ont bien voulu se laisser prendre. Ces musiques ne s’useront plus, je pourrai les écouter indéfiniment sans que jamais elles ne s’usent, pas plus que ne s’use le bruit de la pluie par terre et sur les toits, Pour un cœ...

Les fleurs sont livrées le matin

Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là. Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas. J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les o...

Tadira

1. Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques. Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un ...

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr assis à l’avant, il donnait des ordres au conducteur. Nous parlons en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où s’est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter leurs histoires. Occupé la plupart du temps à jouer aux échecs avec des inconnus dans ...

Les émeutiers

1. Réveillé, la nuit dernière encore, par des bruits d'émeutes. Ils correspondent à des rêves. Je veux dire que je rêve d’émeutes et que j’entends les bruits de ces émeutes, les fracas à peine assourdis. Il se peut que ce soient mes rêves qui me les fassent entendre, mais il se peut aussi que ce soient des bruits que j’entends durant mon sommeil qui me fassent rêver. Dans la journée, le plus souvent, je n’y pense pas, mais il m’arrive aussi, en me promenant dans les rues voisines, d’en repérer de possibles traces. Des éclats de verre, des boulons, des manches de pioches, des barres de fer, des éléments de carrosseries incendiées. Des véhicules blindés. Je découvre tel vestige repoussé sur le bord du trottoir, et je m’arrête pour mieux le regarder. Quand je lève les yeux, je croise le regard d’un autre passant qui s’est arrêté, lui aussi, devant la même découverte, et qui semble intrigué. Mais nos lèvres restent serrées et, bien vite, nous détournons la tête, nous reprenons notre ch...

Phyllis

J’ai vu Phyllis quand la voiture s’est arrêtée devant le petit restaurant de Jim et qu’elle en est descendue. Il était un peu plus de minuit. J’étais debout à l’entrée de la ruelle, à côté du restaurant, là où je me tiens le plus souvent à cette heure de la nuit. L’entrée de mon immeuble est dans la ruelle, derrière moi, à quelques pas seulement, et une fois monté dans ma chambre, je me tiens debout, un long moment encore, devant ma fenêtre. Quand Phyllis est descendue de la voiture, elle ne m’a pas vu, ou elle a fait semblant de ne pas me voir. Il faut dire qu’elle baissait la tête parce qu’il pleuvait un peu. Elle tenait d’une main son petit sac au-dessus de sa tête pour protéger ses cheveux. Elle était pressée de rentrer chez elle pour se mettre à l’abri. Elle habite tout près. Quel âge peut avoir cette gamine? Elle m’a dit vingt-cinq ans, je dirais plutôt vingt-deux ou vingt-trois, peut-être moins. Que vient-elle faire ici? Elle me lit les lettres de sa mère. Chaque fois, elle m’ap...

Cap-d'Ail

Nous nous sommes installés dans un cabanon, devant la mer. Il avait été construit au pied de la montagne. Trois autres cabanons semblables s'alignaient là. La paroi rocheuse projetait son ombre sur la plage de galets. La route et la voie ferrée passaient très haut au-dessus de nous. Nous ne pouvions pas les voir. Les oiseaux blancs s'envolaient au grondement des trains. J'avais apporté ma machine à écrire, je pouvais travailler, mais nous n'avions pas l'électricité, si bien que nous ne pouvions pas écouter de musique. La nuit encore, quand l'unique pièce du cabanon était éclairée par des bougies, qu'il restait un fond de vin rouge dans nos verres, nous traversions la plage pour nous baigner. Je nageais loin. J'ai appris qu'un célèbre architecte s'était suicidé l'été précédent dans l'un des cabanons voisins. J'ai enquêté au village où nous recevions notre courrier. Une poignée d'habitués assis à la terrasse du café, les taches d...

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien.  C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestr...

Rêve de la cellule du PCF

Il fait nuit, la campagne a été inondée par les pluies. Sur une butte, une petite maison cubique aux fenêtres éclairées. Je gravis la butte, la pluie recommence à tomber, et je pénètre dans la maison. Une réunion du PCF s’y tient. Elle a commencé. Je m’installe dans un coin et j’écoute les propos qui s’échangent. C’est un petit homme qui les anime. Il se tient debout devant les autres qui sont assis, comme à l’école. Il ne parle pas de politique, je ne comprends pas de quoi il est question. Le petit homme ne s’adresse pas à moi, il m’ignore. mais sans que mon nom soit jamais prononcé, c’est de moi qu’il s’agit. Le petit homme plaisante, mais ses propos tendent tous à monter les autres contre moi. Je comprends que je vais me trouver bientôt exclu de cette cellule dont je suis le membre le plus ancien et le plus vieux, pas forcément le plus actif. Je me dis alors que j’en ai assez entendu, et je me lève pour partir. Personne ne semble s’en soucier. Mais lorsque je parviens à la porte, de...

Leçons de nuit

1 - Au bout de la ligne de tramway (3 mars 2020) LE TÉMOIN - Il vide ainsi son appartement. Sans hâte, un jour un meuble, un jour un livre, un jour un vêtement, le jour suivant un ustensile de cuisine. Il les dépose la nuit, devant l’entrée de son immeuble, ou il demande à des brocanteurs de venir les emporter.  ELLE - Il n’est pas impatient. Il ne l’a jamais été.  LE TÉMOIN - Mais, d’un autre côté, qui peut dire pourquoi il agit comme il fait, où il veut en venir?  LUI - J’avais l’idée de partir. De quitter cet appartement. Et je voulais que ce départ s’opère le plus simplement du monde, le jour venu. LE TÉMOIN - Et maintenant?  LUI - Je n’ai pas changé d’idée. Je n’ai pas oublié. Mais les mois ont passé, des années peut-être. Combien, au juste? LE TÉMOIN - Pas beaucoup, mais bientôt deux. Cela dépend comment on compte. À partir de quel moment. LUI - Je ne tiens pas à parler du début. ELLE - Il ne tient pas à parler de la fin. Car c’est à elle qu’il songe. LE TÉMOIN...

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargé...

Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre. La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait. La pose me surprend. Je ne la comprends pas. Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se reto...