Un père venu d'Amérique (4)

Gilberte Séguret venait chez moi, au Palais Longchamp. Elle me prévenait par téléphone au dernier moment: "Est-ce que je peux venir? C'est sûr que je ne te dérange pas?" Je ne saurais pas dire combien de fois cela s'est produit au cours des six années qu'a duré notre relation. Il pouvait se passer six mois sans que je la voie ni qu'elle m'appelle. Elle était cancérologue au centre Antoine Lacassagne de l'hôpital Pasteur. Son mari était Bernard Séguret, directeur de la rédaction de Nice-Matin. Il était plus vieux qu'elle et Gilberte était plus vieille que moi. Ils habitaient une villa entourée d'un jardin, dans l'avenue Alfred de Musset, près du Parc Chambrun. Dès le début, il fut clair que je ne devais pas essayer de la voir en-dehors de chez moi. En arrivant, si c'était le soir, elle me demandait de lui préparer un plat de pâtes ou une omelette au jambon. Nous buvions deux verres de vin, nous écoutions de la musique, nous faisions l'amour, puis je lui appelais un taxi et elle repartait. Je lui parlais des films que j'aurais aimé revoir avec elle, j'en gardais des copies à portée de la main, mais nous n'en vîmes jamais que quelques images. Je me souviens de Paris, Texas. Je me souviens d'avoir admiré avec elle le visage de Nastassja Kinski, d'avoir aimé avec elle la musique de Ry Cooder. "Peut-être, me disait-elle, quand je serais vieille, que j'aurais pris ma retraite, si tu m'aimes encore!" Mais il ne devait pas lui arriver de prendre sa retraite. Elle n'en eut pas le temps.

Bernard Séguret était un homme brillant, très occupé. Il tenait le journal à bout de bras, tout Nice le savait. Il était présent à son bureau jusqu'à l'heure de la nuit où on lui apportait le premier exemplaire de l'édition du jour sorti de la rotative, et le matin il était de retour à onze heures pour diriger le comité de rédaction. À côté de cela, il faisait de la voile, il participait à des régates, il était un membre influent du conseil d'administration du Club nautique. Yeux clairs, teint clair, épaules larges, visage glabre, il avait longtemps pratiqué le rugby. Gilberte voyait-elle d'autres hommes comme elle faisait avec moi? Son mari était-il au courant de notre liaison? Lui-même voyait-il d'autres femmes? J'ai imaginé toutes les combinaisons possibles, mais je n'ai jamais posé aucune de ces questions.

Une nuit, elle m'a appelé. Il devait être onze heures. Il y avait des mois que j'étais sans nouvelles. Elle a dit: "Si tu viens me chercher, je voudrais faire une promenade avec toi, où tu veux, mais ensuite il faudra que tu me ramènes à l'hôpital". À cette époque, j'avais une moto. Je me souviens de l'avoir attendue devant l'entrée de son service, dans l'avenue Valombrose déserte. Nous avons roulé en direction du port. Nous sommes passés devant le Club nautique qui était éteint, et nous avons continué sur le boulevard Franck Pilatte jusqu'au jardin Félix Rainaud qui s'étage en contrebas de la route, sur un rocher qui forme un promontoir devant la mer. Nous y sommes descendus. Nous étions seuls. Nous sommes restés longtemps assis sur un banc, blottis, en nous tenant les mains. C'était le tout début du printemps, il faisait froid. Et elle m'a parlé. Nos fronts appuyés l'un contre l'autre, elle m'a dit: "On ne s'habitue pas. Et pour certains malades, c'est plus difficile encore que pour les autres. Parce qu'on les suit depuis longtemps. Parce qu'ils sont seuls ou, au contraire, parce qu'ils ont un conjoint, des enfants, et qu'on s'est habitué à eux. Qu'on leur a parlé. Parce que, à un moment ou un autre, on leur a donné de l'espoir, qu'on les a fait rire en même temps que pleurer, et parce qu'ils nous ont remercié du soin qu'on prenait de la personne malade. Et parce qu'il arrive un autre moment où ils décident, et où nous les aidons à décider que la souffrance a assez duré, et parce qu'une nuit enfin, et déjà la prochaine, il faudra que ce soit la dernière."
Deux ou trois fois, je l'ai ramenée à son service et, au moment de descendre de ma moto, elle a dit: "Non, fais-moi faire un tour encore! Roule!", et nous sommes repartis dans la nuit. Et quand enfin il a fallu que je la laisse, le ciel commençait à blanchir et je n'ai pas pu rentrer chez moi, il a fallu que je roule encore.

Je m'étais habitué à son absence, j'en avais accepté le principe depuis le premier jour, et bien sûr, de mon côté, j'avais ma vie. J'avais l'hôtel, le cinéma, mes camarades, je voyais d'autres femmes. Mais il y avait des jours où son absence provoquait en moi un vertige, comme on en connaît dans les rêves quand soudain on a l'impression de tomber dans le vide. Je me souviens en particulier de certains dimanches. Je passe beaucoup de temps à me promener dans la ville, mais les dimanches sont les jours où je fais mes plus longues promenades. Et parmi ces dimanches, il est arrivé un petit nombre de fois où j'ai été attiré par la Villa Clotilde où habitaient les Séguret comme par un aimant.
Un jour, Gilberte avait cité le nom de l'avenue Théodore de Banville, et après son départ j'en avais recherché le tracé sur le plan de la ville. Des semaines étaient passées, peut-être des mois, et un dimanche j'ai voulu vérifier s'il me serait possible de reconnaître leur villa parmi les autres qui bordaient l'avenue, car celle-ci se situe dans un quartier résidentiel, au nord de la ville, où il n'y a aucun commerce, seulement des villas qu'on aperçoit derrière les grilles et les arbres du jardin. Une avenue qui tourne et qui se perd. Et je n'étais pas animé par un sentiment de jalousie, seulement par le désir de voir. 
Gilberte était si souvent absente, je la voyais si peu que son existence même devenait incertaine, que je doutais de bien de me souvenir des traits de son visage, de l'allure de son corps qui était comme la signature écrite et muette de son existence personnelle, si bien qu'il fallait maintenant que mon désir (la profondeur de son absence) trouve un arrêt, une butée, et comme si, à défaut de la voir (car j'ignorais alors si elle serait présente, et il ne pouvait pas être question que je sonne à la grille), il fallait que la maison lui ressemble d'une quelconque manière. Est-il possible qu'une maison ressemble à celle qui l'habite? Tout ce qui lui appartenait, tout ce qu'elle avait touché, tous les lieux où elle était passée, non seulement ses enfants mais toutes les personnes qu'elle avait connues lui ressemblaient un peu. 
Il arriva une première fois que la villa était fermée, et je ne doutai pas pour autant que ce fût elle. Les Séguret avaient deux enfants qui faisaient leurs études à Paris, et je me suis imaginé qu'ils avaient pris l'avion pour passer le weekend avec eux. Peut-être pour leur apporter des vêtements dont ils avaient besoin. Peut-être pour fixer des étagères dans le logement loué pour eux, qu'ils habitaient ensemble, le frère et la sœur. Une autre fois, toute la famille était réunie dans le jardin, autour d'une grande table, avec d'autres personnes encore. Le soleil brillait en même temps que le ciel se couvrait de gros nuages. On pouvait s'attendre à ce qu'une averse s'abatte soudain et se mêle aux rayons du soleil, qu'elle dessine des guipures dans l'air comme des fils de soie, et qu'avec toute sa joliesse elle les oblige à se transporter vite à l'intérieur, en emportant avec eux leurs assiettes, leurs verres et tout ce qu'il y avait sur la table, ce qu'ils n'auraient pas fait sans beaucoup rire et chahuter, et je ne saurais pas dire aujourd'hui si cette pluie est bien survenue avant que je m'éloigne ou si je l'ai inventée. Il y eut une autre fois encore où Gilberte était seule, occupée à arroser son jardin, et où je suis resté plus longtemps à la regarder sans qu'elle me voie. 

Puis, il est arrivé un jour où je l'ai aperçue dans une cabine téléphonique. C'était un dimanche encore, et de printemps aussi. J'avais été retenu à l'hôtel, je n'avais pu m'en échapper qu'à cinq heures de l'après-midi. La lumière était d'une clarté limpide, et j'avais allongé mes pas pour sentir travailler les muscles de mes jambes. J'étais monté jusqu'au Parc Impérial où même les tennis étaient vides. Le vide des rues s'ajoutait à la clarté du ciel, au rose et au bleuté de la lumière. Puis, j'étais redescendu plus lentement en me disant que j'irais jusqu'à la mer. Mais en m'approchant du carrefour du boulevard Tzarewitch et du boulevard François Grosso, je l'ai aperçue qui marchait en tirant une valise à roulettes. Et comme, à l'angle, se dressait une cabine téléphonique, elle y est entrée avec sa valise. Elle a décroché le combiné, elle a introduit des pièces de monnaie dans l'appareil, elle a composé un numéro et elle s'est mise à parler.
Alors, je me suis arrêté pour l'observer. C'était une cabine vitrée, je pouvais la voir à l'intérieur, et tout de suite j'ai craint qu'elle ne me voie, ce qui m'a fait m'enfoncer dans l'entrée d'un immeuble, comme aurait fait un détective, et je suis resté là, ébahi, fasciné par cette apparition miraculeuse qui était tellement dépourvue de sens.
Je savais que Gilberte se déplaçait beaucoup, pour voir ses enfants à Paris mais aussi pour participer à des colloques, pour donner des conférences, et il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, à la fin d'un weekend, elle revînt d'un voyage. Mais cela n'expliquait en aucune façon que je la trouve là. Elle ne pouvait pas revenir de la gare ferroviaire sans avoir fait un long et inexplicable détour, et si elle revenait de l'aéroport, ce qui était plus probable, il fallait qu'un taxi l'ait ramenée, et dans ce cas pourquoi ce taxi ne l'avait-il pas conduite jusque chez elle? Et pourquoi surtout fallait-il qu'elle entre dans une cabine téléphonique, l'une des dernières sans doute qu'il restait à Nice?
Un instant j'ai pensé qu'elle avait perdu son téléphone portable, qu'on le lui avait volé. Je pouvais imaginer qu'elle appelle son mari pour qu'il vienne la chercher en voiture, mais alors quelques mots à peine auraient suffi, tandis que je la voyais parler longuement, parler beaucoup, avec une émotion que marquaient la rougeur de ses joues et les gestes qu'elle faisait de sa main restée libre, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Et, de loin, je me suis demandé à qui elle pouvait parler ainsi. Et pour la première fois, j'ai été jaloux. 

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