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Pour qu'il accepte de dormir

Clara ne semble pas étonnée de la présence d’un second personnage qui se tient à côté de Georges, dans l’encadrement de la porte. Elle hoche la tête, elle dit: “Entrez!” et elle les précède dans un salon où ils se tiendront debout. Elle s’adresse à Georges, elle dit: “Merci d’être venu!” Elle dit aussi: “Je vous attendais. J’étais à la fenêtre. Je vous ai vus arriver tous les deux. Je vous ai reconnu.” Et elle sourit. D’un même mouvement de la tête, les deux garçons regardent la fenêtre comme si la silhouette de Clara pouvait s’y dessiner encore. Elle a un geste de la main pour toucher celle de Georges, mais elle la retire avant de l’avoir fait. Puis elle dit:
— Il faut que je vous explique. Il faut que vous compreniez avant d’aller le voir. Achille allait plus mal. Georges, vous le connaissez, vous savez comment il peut être. Mais là, son état a beaucoup empiré. Il ne pouvait plus être question qu’il se rende à son travail. Il ne se lavait plus, il ne dormait plus, il ne se nourrissait plus. Il est resté des jours et des nuits sans sortir de sa chambre, et dans sa chambre, je l’entendais gémir, pleurer, crier. C’était pour moi une torture. Plusieurs fois, j’ai appelé son psychiatre, le docteur Rinaldini, pour lui demander de l’admettre dans sa clinique. Mais Rinaldini me répondait qu’il ne pouvait pas seulement le recevoir sans son consentement, et Achille ne voulait pas en entendre parler. Il ne voulait pas le voir. Quand je le suppliais, il se bouchait les oreilles avec ses deux mains, il se repliait sur lui-même, comme si je lui avais donné un coup de poing dans le ventre, puis il me poussait vers la porte, il me chassait de sa chambre, et de nouveau je restais derrière la porte à écouter ses cris et ses paroles effrayantes.
— Vous dites qu’il parlait? Peut-être le faisait-il au téléphone?
— Je ne sais pas avec qui il parlait, je n’entendais que sa voix, et les paroles qu’il disait n’avait aucun sens. C’étaient des paroles de peur et de désespoir, comme s’il avait été aux prises avec un adversaire plus fort que lui, comme s’il lui fallait répondre à des menaces. C’était pour moi terrible à entendre. Je ne pouvais pas l’aider. Je ne sais pas combien de jours et de nuits cet enfer a duré. Moi non plus, je ne suis plus retournée à mon travail. Je n’osais pas sortir. Et puis, aujourd’hui, en fin d’après-midi, pour la première fois, il m’a appelée. Il m’a fait asseoir sur son lit et il m’a dit qu’il avait pris une décision. Qu’il voulait parler avec vous. Il était incapable de s’asseoir, il se tenait debout devant moi, les bras croisés, serrés sur sa poitrine, le regard absent. Il regardait ailleurs, toujours ce même regard ailleurs qui me tord le ventre, mais il paraissait plus calme. Soudain la tempête était passée. C'était comme si le combat avec l’adversaire qui le poursuivait depuis des jours était maintenant fini. Mais il était à bout de force. Il a tellement maigri, il a des yeux épouvantés. Je le reconnaissais à peine. Vous le reconnaîtrez à peine, mon pauvre enfant, sorti de ce combat. Et j’ai d’abord hésité, je ne voulais pas vous déranger. Mais j’ai appelé Rinaldini, une fois encore, et celui-ci m’a répondu que c’était peut-être notre dernière chance. Et il m’a donné son numéro de portable, il m’a dit que je pouvais l’appeler à n’importe quel moment, même la nuit. Il m’a dit qu’il enverrait chercher Achille aussitôt que celui-ci aurait donné son accord. Après, bien sûr, s’il refusait toujours, s’il se montrait violent à mon égard, ou s’il se mettait lui-même en danger, il pourrait être question d’une hospitalisation d’office, mais il ne voulait pas en arriver là, il voulait l’éviter à tout prix. Et moi aussi, je veux l’éviter. La clinique du docteur Rinaldini, ce n’est pas l’hôpital psychiatrique, vous comprenez, c’est un endroit agréable, avec un grand jardin et de grands arbres. Je l’ai visité. Je l’ai dit à Achille. Il y a des oiseaux dans le jardin et des écureuils qui grimpent aux arbres. Et je n’ai aucune idée de ce qu’il pourra vous dire, de ce que vous aurez à entendre. Mais maintenant, c’est vous. Il ne reste que vous pour prêter l’oreille à son récit et pour essayer peut-être de le convaincre. Pour faire en sorte qu’il accepte de se laisser emmener, et qu’il accepte de se reposer, le temps qu’il faudra. S’il vous plaît. Il en a tellement besoin. Plus tard, nous pourrons imaginer d’autres choses, mais d’abord, il faut qu’il accepte de dormir.

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