Accéder au contenu principal

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Le Château

1. L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurit...