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Articles

Ernest De Luca (3 et fin)

Ernest n’avait pas changé de place derrière la vitrine, mais cette fois un homme et une femme étaient debout devant lui et ils lui parlaient. Je ne pouvais pas entendre ce qu’ils lui disaient, mais ils semblaient soucieux et Ernest ne les regardait pas. Il tenait son journal entre les mains, il semblait agrippé à lui mais il regardait dans le vide, le front baissé, l’air penaud, comme un écolier auquel le professeur vient faire une remarque, s'étonnant d’une faute légère qu’il a commise, d’une absence, d’un devoir qu’il n’aurait pas rendu, sans élever la voix. Sans montrer de colère. J’ai cru comprendre alors le sens du tableau que j’avais sous les yeux. Je suis entré. J’ai dit que je connaissais ce monsieur, que j'étais son voisin, et je n’ai pas eu besoin d’en dire davantage. D’un ton tranquille, précautionneux, en le regardant toujours, la femme m’a répondu qu’il était là depuis l’ouverture, et que d’abord ils avaient cru qu’il attendait quelqu’un d’occupé à côté, dans un ha...

Pour l'éternel présent

Nos existences humaines n’ont pas de sens. La raison pour laquelle elles n’ont pas de sens est simple à concevoir et elle est rédhibitoire. Elles n’ont pas de sens parce qu’elles sont sans limites. Parce qu’on ne peut pas les enfermer dans un cercle, ou une frontière qui séparerait ce qui leur appartient de ce qui ne leur appartient pas. Qui marquerait ainsi leur contour exclusif. La tradition romanesque se perpétue en Occident comme un ailleurs. Elle se joue de trois catégorisations conceptuelles qui structurent notre perception du monde tel qu'il a été décrit par le rationalisme occidental. Elle intrique en effet le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les humains et les lieux. Et en cela, elle remet en cause le statut du sujet en même temps qu'elle lui offre sans cesse d’autres possibilités d’identification. Il arrive que je me prenne pour Philip Marlowe, mais il arrive aussi que je me prenne pour une sonate de Scarlatti. Si on voulait raconter tout de la vie d’une ...

Ernest De Luca (2)

Des mois ont passé, après ma conversation avec Léonie, sans que je revoie Ernest — ou, du moins, sans que je me souvienne de l’avoir vu, parce que maintenant, c’était une habitude. Je n'étais plus surpris de le rencontrer. Je savais qui il était, non seulement un voisin mais aussi un parent, qui portait le même nom que moi, qui avait bien connu mon père et mon oncle Pascal. Et, bien sûr, contrairement à la recommandation que m’avait faite Léonie, je n’avais pas trouvé utile de l’interrompre dans l’une de ses promenades. Qu’aurais-je pu lui dire? Nous nous serions arrêtés au milieu d’un trottoir, et aussitôt que je me serais fait connaître, il n’aurait pas manqué de citer les noms de quantité d'autres cousins que je n’ai pas connus ou dont je ne me souviens pas. Et il m’aurait parlé de la ville où je suis né et où je ne suis jamais retourné, où je n’ai nulle intention de retourner un jour, et dont je ne garde qu’un tout petit nombre de souvenirs éblouissants mais incertains, com...

Ernest De Luca

La première fois que je les ai vus, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. De toute évidence, un père et sa fille. Une femme d’âge mûr et son père dont elle prenait soin, qu’elle accompagnait dans la rue des Boers, par un beau matin d’hiver. Ils pouvaient revenir du Monoprix, tandis que je me dirigeais vers Gorbella. Mais qu’est-ce qui me faisait ainsi sourire, à peine de les voir? Si quelqu’un avait été là pour m’interroger (et je songe à la seule personne qui aurait pu le faire), j'aurais dit qu’ils me ressemblaient. Ou que nous nous ressemblions. J’étais venu m’installer dans ce quartier après la mort de ma femme, quand j’ai décidé de vendre l’appartement que nous avions occupé et où elle avait souffert, et, dès les premières semaines, comme il m’arrivait de les rencontrer, j’ai compris que nous étions voisins, qu’ils habitaient à six numéros de chez moi, et de les voir apparaître, marchant ainsi bras dessus bras dessous, me donnait chaque fois la même envie de sourire, un peu co...

Gauche et droite

Le discours du capitalisme consiste à vous dire que, si vous avez une jolie voiture, il serait bien pour vous d'en acheter une plus récente, plus perfectionnée et plus chère. Évidemment, ce discours, on n'est pas obligé de le croire. Mais cela ne signifie pas pour autant que le capitalisme, en tant que système économique, soit à condamner. Il faudrait pour cela qu'il en existe un autre qui soit plus efficace et plus juste, ce qui ne s'est jamais vu. Et aussi longtemps que le capitalisme continuera de fonctionner en tant que système économique, le discours du capitalisme continuera de se faire entendre. Alors, que faire? La réponse me paraît claire. En face du discours du capitalisme, nous avons besoin d'un discours qui le contrebalance. Le discours du capitalisme consiste à confondre le prix et la valeur. Nous avons donc besoin d'un discours qui ne les confonde pas. Qui les dissocie, au contraire, sans nécessairement les opposer. Et c'est en cela, me semble-...

Delphine Horvilleur au CUM

L'amphi du CUM était bourré. J'achète un livre de Delphine H. et je vais vers elle, dans une longue file, pour qu'elle me le dédicace. Elle me demande à quel nom. Je lui dis mon prénom. Elle sourit. Je lui dis alors: "Oui, un goy!" Elle me répond en souriant encore: "Vous devez bien être deux ou trois dans la salle."