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Ernest De Luca

La première fois que je les ai vus, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. De toute évidence, un père et sa fille. Une femme d’âge mûr et son père dont elle prenait soin, qu’elle accompagnait dans la rue des Boers, par un beau matin d’hiver. Ils pouvaient revenir du Monoprix, tandis que je me dirigeais vers Gorbella. Mais qu’est-ce qui me faisait ainsi sourire, à peine de les voir? Si quelqu’un avait été là pour m’interroger (et je songe à la seule personne qui aurait pu le faire), j'aurais dit qu’ils me ressemblaient. Ou que nous nous ressemblions.
J’étais venu m’installer dans ce quartier après la mort de ma femme, quand j’ai décidé de vendre l’appartement que nous avions occupé et où elle avait souffert, et, dès les premières semaines, comme il m’arrivait de les rencontrer, j’ai compris que nous étions voisins, qu’ils habitaient à six numéros de chez moi, et de les voir apparaître, marchant ainsi bras dessus bras dessous, me donnait chaque fois la même envie de sourire, un peu comme quand une vieille chanson, que vous aviez oubliée, soudain vous revient à l’esprit.
Et une bonne année est passée avant qu'un soir, comme je parlais au téléphone avec ma cousine Léonie, je lui demande: “Tu sais si Ernest est toujours vivant?” À quoi elle m'a répondu d'une voix indignée et avec le bel accent caractéristique de notre communauté: “Bien sûr qu’il est vivant. Il habite même, avec sa fille, tout près de chez toi!”
Léonie habite à Toulouse où son fils enseigne au conservatoire, mais elle sait où j’habite, elle s’est enquis de mon adresse quand je lui ai annoncé que je déménageais, et elle connaît le quartier. Elle a habité Nice pendant la plus grande partie de sa vie, et c’est seulement quand elle a pris sa retraite qu'elle a voulu se rapprocher de son fils, ce qui ne l’empêche pas de se tenir informée de l’actualité des autres membres de la famille, et de partager avec eux les informations qu’elle recueille, ces personnes de tous âges formant autour d’elle une galaxie innombrable et toujours plus lointaine, au fur et à mesure que les années s'écoulent et que les plus vieux disparaissent.
Léonie connaît notre famille beaucoup mieux que moi, parce qu’elle a habité à Alger jusqu'au mois de juin 1962, je veux dire jusqu'à ce que les derniers Européens soient chassés du territoire de l’ancienne colonie, et aussi parce qu’ensuite, elle a gardé le contact avec chacun des nôtres, tandis que je me tenais à l'écart.
J’ai dit: “Je les vois souvent, ou lui tout seul, et un jour, comme je le trouvais bien beau, toujours bien mis, je me suis demandé si ce vieux monsieur, par hasard, ce n'était pas Ernest.
— Bien sûr que c’est Ernest! m'a-t-elle répondu. Tu sais que c’est ton cousin? Tu sais qu’il porte le même nom que toi? Il faut absolument que tu lui dises, la prochaine fois que tu le vois, que tu es le fils d’Albert. Il sera tellement content!”
Qu’Ernest portait le même nom que moi, je le savais, bien sûr, ou je l’avais su, encore que j’aurais été incapable de dire en quoi consistait au juste notre lien de parenté. J’aurais dit qu’Ernest De Luca était un cousin de mon père et de mon oncle Pascal, pas un cousin au premier degré, juste un membre du même clan napolitain, issu de pêcheurs de coraux qui s’étaient exilés à Alger dans les années 1900 pour échapper à la misère. En réalité, Ernest De Luca, je ne l’avais rencontré nommément qu’une fois, et c’était à la fin de l'été 62, lorsque j’avais onze ans.
Comme beaucoup d’autres, il avait attendu le tout dernier moment pour se résoudre à quitter l’Algérie. Et mon père et mon oncle Pascal, qui avaient pris les devants depuis beau temps déjà, s'étaient mis en quatre pour accueillir ceux qui, cet été-là, arrivaient en catastrophe, “une main devant et une main derrière”, comme on disait alors. L’enjeu principal était de trouver un logement pour chacun. Et mon souvenir n’est pas assez précis pour que je puisse l’affirmer, mais il me semble qu’ils n’étaient pas pour rien dans le fait qu’Ernest et sa famille avaient pu trouver refuge dans un appartement situé à Nice-Nord, aux confins de la ville. Et c'était là qu'un jour, nous leur avions rendu visite.
Nous nous étions déplacés en délégation, en fin d’une matinée de dimanche peut-être.
Ce fut une époque où je devais découvrir que mon père entretenait des rapports étroits avec quantité de personnes que, quant à moi, je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Et je n'étais pas certain de me réjouir de cette découverte. Je crois que mon sentiment aurait été différent si ces gens n’avaient été que des amis. Mais non, je devais admettre qu’ils étaient de ma famille, ou plus précisément qu’ils étaient de la famille de mon père, parce que ma mère, de son côté, ne semblait pas moins surprise que moi qu’ils fussent si nombreux, et qu’ils eussent les visages qu’ils avaient, les manières qu’ils avaient, les voix qu'ils avaient, qui n’étaient pas si différentes de celles de mon père, en même temps qu’ils montraient de mon père des visages, des manières et des voix que j’aurais dites plus primitives. C'était chaque fois comme si je découvrais des dinosaures dont, dans la chaîne de l’évolution animale, mon père aurait été issu. Et c'étaient chaque fois des visages, des manières et des voix que j’aurais dites plus frustes, plus grossières, plus archaïques, dont je n’aimais pas apprendre qu’elles pouvaient être aussi les miennes.
Pour autant, ce jour-là, Ernest et les siens s’étaient montrés charmants.
Je crois que jusqu'alors je n'étais jamais monté si haut vers le nord de la ville. Après la place de L’horloge, au bas de l'avenue Jean Canavese, on tournait à droite dans une minuscule avenue du Lieutenant Émile Charpentier, qui semblait plutôt un chemin de campagne, et tout de suite au pied des collines où on cultivaient encore les œillets dans des serres qui luisaient au soleil, on se retrouvait devant La Malibran, une résidence dont les bâtiments de béton, hauts de quatre étages, semblaient être sortis de terre pendant la nuit.
Pourquoi ai-je le sentiment que les appartements n’étaient pas encore tous occupés? Peut-être parce que, tandis que nous montions des escaliers, que nous traversions des couloirs, nos voix résonnaient dans le vide.
Ernest De Luca avait deux filles. À notre arrivée, les mères et leurs filles restèrent au salon — ou dans la pièce étroite, aux murs nus, qui tiendrait lieu de salon quand ils auraient fini de la meubler —, tandis qu’Ernest nous entraîna avec lui, nous autres garçons, à cuisine. Et là se déroula une scène étonnante dont le souvenir ne devait jamais me quitter.
Ernest fit deux choses à la fois: il prépara pour nous, sur son fourneau à gaz tout neuf, des aubergines à la napolitaine, qu’il appela des mulignane, un nom que je n’avais jamais entendu jusqu’alors mais que mon oncle et mon père semblaient bien connaître et qui avait le pouvoir de les réjouir, et, debout ainsi que nous devant la poêle où les aubergines coupées en lamelles étaient en train de frire, enduites de chapelure, baignées dans une huile d'olive où il avait fait revenir d’abord quelques gousses d’ail dont le parfum aigu inondait la pièce, sans quitter la poêle des yeux et comme s’il avait été tout à fait évident et même nécessaire qu'il procédât ainsi dans cette circonstance, comme s’il n’avait fait en cela qu'obéir à un rituel propitiatoire de caractère chamanique qu’il lui revenait en ce jour d'accomplir, il avait joué sur son violon une chanson de leur pays.

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