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Articles

Ernest De Luca

La première fois que je les ai vus, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. De toute évidence, un père et sa fille. Une femme d’âge mûr et son père dont elle prenait soin, qu’elle accompagnait dans la rue des Boers, par un beau matin d’hiver. Ils pouvaient revenir du Monoprix, tandis que je me dirigeais vers Gorbella. Mais qu’est-ce qui me faisait ainsi sourire, à peine de les voir? Si quelqu’un avait été là pour m’interroger (et je songe à la seule personne qui aurait pu le faire), j'aurais dit qu’ils me ressemblaient. Ou que nous nous ressemblions. J’étais venu m’installer dans ce quartier après la mort de ma femme, quand j’ai décidé de vendre l’appartement que nous avions occupé et où elle avait souffert, et, dès les premières semaines, comme il m’arrivait de les rencontrer, j’ai compris que nous étions voisins, qu’ils habitaient à six numéros de chez moi, et de les voir apparaître, marchant ainsi bras dessus bras dessous, me donnait chaque fois la même envie de sourire, un peu co...

Le balcon

Florent m’a appelé, un soir, pour me dire que son père était malade. Il sortait d’une grave opération, et Florent était en Argentine, où il habitait, tandis que son père était à Nice. Il m’a dit: “Louise vient le voir chaque semaine, mais elle habite loin, tu le sais, elle doit prendre le train. Alors, si tu peux aller le voir.” Je me suis demandé de quand datait la dernière visite que je lui avais faite. C'était au milieu de l'été, je m'étais inquiété pour lui à cause de la chaleur, et nous étions en novembre. Ce n'était donc pas si vieux. Et je l’avais trouvé en bonne forme, il était fier d’avoir maigri. Et comme chaque fois, il m’avait fait faire le tour de son appartement pour me montrer qu’il était propre et tout le confort moderne dont il était pourvu. Le réfrigérateur, qu’il avait ouvert pour m’en montrer l’intérieur, le four à micro-ondes, la machine à café, les postes de télévision dans chacune des trois pièces, le tourne-disques qui était au salon, et les phot...

Quid des histoires?

Une histoire, c’est ce qui vaut d'être raconté. Un auteur raconte une histoire parce que, selon lui, elle mérite d'être racontée. Et, quand il la propose au lecteur, c’est sous la forme d’une question. Il attend de savoir si celui-ci voit bien ce en quoi elle mérite d'être racontée. Ce en quoi l’histoire vaut d'être racontée, ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent le dire, sans quoi l’histoire ne mériterait pas d'être racontée. Car alors, il suffirait de le dire, tandis que l’histoire dit ce qu’elle dit comme elle le fait, dans son ordre et son intégralité, et pas autrement. Pour autant, auteur et lecteur peuvent se parler et faire signe, l’un comme l’autre, vers ce qu’ils comprennent de l’histoire, et s’entendre à peu près là-dessus. Les critiques s’y emploient. Selon la définition que je propose, une histoire a donc une valeur. Et cette valeur n’est pas relative, ce n’est pas un prix. Elle est incommensurable, c’est-à-dire absolue. C’est une histoire, et elle a une ...

Le Quatuor de Saint-Ouen

Une professeure de français veut écrire un roman. Elle appelle un ancien compagnon pour le lui raconter au téléphone, au fur et à mesure qu’elle l’invente. Il y est question d’une professeur de français qui s’attache à un quatuor de très jeunes gens qui se retrouvent à Saint-Ouen sans qu’on sache très bien ce qui les rassemble. Il y est question de Brigitte Fontaine et de Carson McCullers. On reconnaît un thème illustré par Mikhaël Hers dans Primrose Hill (2007). 3380 mots. Environ 14 minutes de lecture. Texte intégral

Lincoln Heights

Un disquaire dijonnais retraité à Nice reprend contact avec un vieux camarade, sound designer , exilé à Los Angeles. Grâce à internet et à la visiophone, ils peuvent évoquer les paysages, parler de musique pop et surtout de cinéma. Mais à quoi se raccrocher quand on est si vieux? Qu’est-ce qui peut conclure l’histoire pour lui donner un sens? 2897 mots. Environ 12 mn de lecture. Texte intégral

Rien d’autre

Elle ne cesse pas de marcher. Elle a perdu sa fille. Qu'une fille perde sa mère, cela se conçoit, cela se voit chaque jour. Mais qu'une mère perde sa fille. Quand l'a-t-elle égarée et où? Elle se dit qu'elle aurait dû faire plus attention. Mais elle n'imaginait pas. D'ailleurs, est-elle bien sûre de l'avoir perdue? A-t-elle jamais eu de fille? Parfois elle en doute. Elle lui ressemblait tellement. C'était elle. En plus jeune, en plus charmante. Elle se souvient d'elle quand elle-même s'égare. Il ne lui reste qu'à marcher. Je la vois qui marche. Elle a remarqué qu'en marchant beaucoup, peu de verres de vin suffisent qu'elle boit aux comptoirs de bistrots de rencontre. La seule chose importante est de s'éloigner autant que possible du centre de la ville. Où sont les lumières des commerces et de la vie des autres. D'abord elle prend le tramway, puis, au bout de la ligne de tramway, elle descend et elle marche. Pourvu qu’elle marc...

Double vie

La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’éprouve pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi aujourd'hui, autant d’épaisseur, ou pas moins que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus. Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté...