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Articles

Arsène raconte

“Mais non, ce n'étaient pas des étudiants”, devait me déclarer Arsène la dernière fois que je l’ai vu, ce jour où pour la première fois il m’a parlé comme sans doute il n’avait jamais parlé à personne auparavant, jamais du moins aussi longtemps, tandis que nous marchions au bord de la mer en direction de l’aéroport, que nous regardions les avions atterrir et s’envoler dans la nuit, et que moi-même je l'écoutais comme sans doute je n’avais jamais écouté personne, et sans doute savions-nous alors sans nous le dire qu’il n’embarquerait pas le lendemain à l’aéroport ainsi qu’il avait prévu de le faire en destination de je ne sais plus quel pays, comme il avait beaucoup compté de pouvoir le faire depuis que l’attentat avait été commis, c'était sa dernière chance, en sachant tous les deux qu’il serait arrêté avant, au tout dernier moment, comme cela se termine dans les vieux films d’aventures policières, et peut-être abattu s’il tentait d’échapper à cette arrestation. “Oui, enfin...

Le KWa

Je suis debout, sur le trottoir opposé, et je regarde Arsène au milieu de ses amis, derrière la vitre du Sélect. Je ne les entends pas. J’imagine ce qu’ils se disent. Je ne suis pas dans le film, j’en suis le spectateur intermittent, et cette histoire m'est pourtant la plus personnelle. Il n’y a pas d’histoire qui me soit plus personnelle que celle d’Arsène et Elvire, que j’ai si peu connus, que j’ai regardés de loin. Et pendant plusieurs années encore, ce fut l’oubli, jusqu'au jour où de nouveau je l'aperçois derrière les vitres d’un café, mais cette fois ce n'était plus Le Sélect, c'était un bistrot de miséreux, le KWa, situé à l’angle de la rue Vernier et de la rue Trachel, devant lequel je passais souvent depuis que j'étais revenu à Nice, où se retrouvent à longueurs d’années des hommes de tous âges, immigrés d’Afrique du Nord, accablés de tristesse, dont certains au moins attendent là, dès le matin, en buvant des cafés, qu’un contremaître vienne les cherche...

À voir comment!

J’ai entrepris de faire un grand ménage dans ce blog que j’ai ouvert en novembre dernier. Je me suis décidé à réunir la plus grande partie des textes qu’il contient dans des livres, que je propose à la fois en format papier (qu’on peut acheter en ligne) et en version numérique (qui reste gratuite). On les trouvera désormais accessibles sous l’onglet Librairie . Deux premiers volumes sont déjà parus: Tendres guerriers , et Torquedo . Je travaille au troisième, qui s’intitulera Neige et sable . D’autres suivront. Et pour m’alléger autant que possible, je supprime du blog, ou j’archive, au fur et à mesure, tous les textes ayant trouvé place dans les livres. Quand on fait du ménage, tout paraît plus clair, et je profite de l’occasion pour dire quelques mots de la vision que j’ai aujourd’hui de mon propre travail. Je suis heureux de voir que certains textes que j’ai écrits il y a fort longtemps voisinent si bien avec d’autres beaucoup plus récents. Les échos que ces textes se renvoient, le...

Les Don Juan

Devant Le Select, à partir de six heures du soir, il y avait des voitures garées en double-file, et c’étaient plutôt de jolies voitures. Les hommes qui se retrouvaient là étaient des Don Juan. Il suffisait de les observer depuis le trottoir opposé, d’observer leur manège. Ils étaient un petit groupe, occupés à rire et à parler, debout au comptoir, à boire des bières ou des whiskys en piquant du bout des doigts dans des bols d’olives, en même temps qu’ils passaient des coups de téléphone. Parfois, c’était déjà la nuit et le bar était éclairé par des lampes au néon. Mais le plus souvent c’était l’été, les jours n’en finissaient pas. À Nice, l’été commence au mois de mai, et il est difficile de garder l’esprit au travail et à la famille quand les soirées n’en finissent pas, que les plages se couvrent de tables blanches où dînent les touristes et que les ciels sont émeraude. Il en arrivait d’autres. Puis, il fallait qu’il y en ait un qui sorte, l’air content, en agitant les clés de sa voit...

Des visages du monde

Notre présence dans tel endroit du monde nous étonne toujours. Nous sommes ici, depuis peu, ou peut-être depuis toujours, comme aussi bien nous pourrions être ailleurs, et en même temps il se trouve que nous sommes ici, bien sûr, et nulle part ailleurs. Et cet étonnement marque la dimension poétique de notre rapport au monde. Je ne crois pas que la poésie soit aujourd'hui encore un genre littéraire, mais je crois qu’il y a une dimension poétique dans notre rapport au monde, et qu’elle tient, dans certains cas au moins, à notre étonnement de nous trouver ici plutôt qu'ailleurs. En cela consiste l’énigme, le charme, le mystère. Les visages du monde correspondent à des expériences personnelles. Pour cette raison, nous sommes tentés de croire qu’ils seraient toujours uniques, apparus dans l’instant, aussitôt effacés. Mais les œuvres d’art nous montrent qu’il n’en va pas ainsi. Le même artiste peut passer sa vie à déployer (décliner) le même visage du monde. Et un grand nombre d’art...

Je me souviens

Je me souviens des images que j’aurais pu filmer et que je n’ai pas filmées quand j'étais professeur au lycée de Contes et que j’habitais là-bas. Elles sont inscrites dans ma tête. Celles des tours de la cimenterie que j’apercevais du haut de mon balcon. Celles que j’allais recueillir, au bout de ma promenade du soir, en marchant le long de la route, jusqu’au terrain de sport où se retrouvaient les jeunes habitants du faubourg, que j’observais derrière les grilles, sans me laisser voir. Celles de leurs motos pétaradant, cabrées sur la roue arrière, au risque de se casser le cou. Celles de la piscine en plein été. Celles des nuits de bals. Des longs plans fixes, à la manière de Chantal Akerman, qu’il me suffirait de raccorder maintenant que je n’y habite plus et que je ne suis plus professeur. Que je ne suis plus empêché par rien. Je disposerais à présent de tout le temps nécessaire pour en faire le montage. Il me suffirait d’y ajouter un texte que je lirais en off , et j’obtiendrai...

Heartbreak Hotel

J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi. Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où...