Accéder au contenu principal

Des visages du monde

Notre présence dans tel endroit du monde nous étonne toujours. Nous sommes ici, depuis peu, ou peut-être depuis toujours, comme aussi bien nous pourrions être ailleurs, et en même temps il se trouve que nous sommes ici, bien sûr, et nulle part ailleurs. Et cet étonnement marque la dimension poétique de notre rapport au monde. Je ne crois pas que la poésie soit aujourd'hui encore un genre littéraire, mais je crois qu’il y a une dimension poétique dans notre rapport au monde, et qu’elle tient, dans certains cas au moins, à notre étonnement de nous trouver ici plutôt qu'ailleurs. En cela consiste l’énigme, le charme, le mystère.

Les visages du monde correspondent à des expériences personnelles. Pour cette raison, nous sommes tentés de croire qu’ils seraient toujours uniques, apparus dans l’instant, aussitôt effacés. Mais les œuvres d’art nous montrent qu’il n’en va pas ainsi. Le même artiste peut passer sa vie à déployer (décliner) le même visage du monde. Et un grand nombre d’artistes peuvent passer leurs vies à illustrer un visage du monde qui leur serait commun. Le même artiste qui passe sa vie (ou du moins une grande partie de sa vie) à illustrer le même visage du monde: que l’on songe à Cézanne ou à André Dhôtel. Et un grand nombre d’artistes qui travaillent à illustrer (à définir) le même visage du monde: que l’on songe aux romanciers et aux cinéastes qui, de Raymond Chandler à David Lynch, ont traité d’Hollywood, de Los Angeles et de toute la côte ouest des États-Unis.

Les visages du monde se composent d’une pluralité d’éléments qui concourent à produire sur nos consciences une impression unique, singulière et indéfinissable, qui ne peut pas se désigner (se dire) autrement que par le nom du lieu de leur apparition (Sunset Boulevard), ou par le titre de l’œuvre romanesque ou cinématographique qui s'en est inspirée (The Big Sleep, Les dimanches d’août).

Les visages du monde sont exclusifs l’un de l’autre. Quand j’ai conscience d’habiter un visage du monde, il m’est impossible de m’en représenter un autre. J’y suis inclus en même temps que j’en suis envahi. Et la joie que j’éprouve tient à ce que ce visage du monde me paraît être un monde à part, refermé sur lui-même, à la fois ignorant et ignoré du reste du monde.

James Joyce disait que l’histoire était un cauchemar dont il cherchait à se réveiller. On pourrait dire aussi que le monde est un cauchemar dont on cherche à s'extraire, et dont on s'en extrait chaque fois qu'on fait l’expérience d’habiter un visage du monde. Et cette expérience est toujours marquée par la joie, un peu de joie au moins, même si sur ce paysage il pleut et que des crimes y sont commis.

Un exemple: À propos D’Est de Chantal Akerman (1993), Claire Atherton raconte (01:56) : “Quand Chantal est partie pour filmer D’Est, elle avait envie de faire un voyage parce qu’elle voulait aller filmer quelque chose, là-bas, à l’est, tant qu’il était encore temps — tant qu’il était encore temps de quoi?, on sait pas exactement mais elle sentait qu’il y avait quelque chose à retenir. Elle aurait pu l’expliquer par des raisons sociales, politiques, c’était la fin d’un monde, donc il fallait le documenter. Elle aurait pu aussi l’expliquer par des raisons affectives, de sa propre histoire, mais là ça devenait aussi trop dit, trop évident. Elle est juste allée là-bas parce qu’il y avait quelque chose qui l’attirait, et parce qu’elle avait senti, lors d’un premier voyage, une familiarité…” 

Un visage du monde ne dit rien ni ne peut se dire autrement que par ce qu'il montre.


 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Le Château

1. L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurit...