Albert parle de scènes auxquelles il aurait assisté, d'aventures qu'il a vécues, de voyages qu'il a faits, de lieux qu'il a visités et même qu'il aurait habités pendant d'assez longues périodes et dont il sait pourtant qu'ils n'ont aucune place dans la réalité des choses. Dans le fil des années. Dans le cours de sa vie. Et comme, dit-il, il n'est pas homme à croire aux vies antérieures, à la métempsycose, il en reste là, il n'en dit pas davantage, alors que nous sommes tous les trois debout devant le banc où Cynthia est assise, sur le boulevard de Cessole. C'est à peine cinq heures du soir et la nuit tombe déjà, elle nous enveloppe. Et pourtant, me dit-il aussi, comme nous nous éloignons tous les deux, comme nous quittons les autres, la précision du bruit de cette pluie qui tombait sur le jardin, devant la façade du monastère, qui s'écoulait par les gouttières, au plus haut des montagnes, et le tintement de cette cloche. À quoi je lui réponds sans le voir (nous marchons côte à côte, les mains dans les poches de nos manteaux parce qu'il fait froid, et nous parlons sans nous voir), je lui dis, Une pluie semblable à celle qui tombait depuis des heures quand tu étais assis à côté du cocher et que, dans la nuit, parmi les ombres enchevêtrées des arbres, vous voyiez scintiller les lumières du village où vous étiez attendus, pour quel concert, pour quelle réduction d'opéra, pour quel spectacle de pantomime, L'Histoire du soldat de Charles-Ferdinand Ramuz et Igor Stravinsky je crois. D'où les tiens-tu, ai-je dit. À quoi il me répond, Je crois qu'elle s'appelle Agathe Bonitzer, elle a une trentaine d'années, elle est mariée, elle a deux enfants, elle habite à Paris, dans le dix-huitième, et le soir elle descend au pied de son immeuble pour répondre au téléphone tandis que son mari fait dîner les enfants. D'abord je me suis dit mais enfin, pourquoi elle descend au pied de son immeuble pour répondre au téléphone, elle ne peut pas le faire chez elle, dans l'appartement du deuxième étage dont on voit deux fenêtres éclairées au-dessus de sa tête. Une jolie femme comme elle, bien sûr à quoi tu penses. Mais non, tous les passants la voient, le Tunisien derrière ses étals où elle achète ses fruits et ses légumes et qui l'appelle Ma chérie. Non, c'est autre chose. C'est qu'en parlant au téléphone elle allume une cigarette, ce qu'elle ne ferait pas chez elle. C'est surtout que son correspondant c'est son père. Il a fait son Alyah, maintenant il habite à Tel Aviv. Tu viendras cet été avec Robert et les enfants, tu me promets, lui dit-il, nous irons à la plage, nous mangerons des brochettes devant la mer. Et ensuite, quand elle remonte, l'aîné des deux garçons lui demande si elle a pleuré, à quoi Robert lui répond, Laisse ta mère tranquille. Puis, se tournant vers Agathe, il lui dit, Il va bien Pascal? À quoi elle lui répond, Oui, il va bien, mais coupe la télé. Je t'ai dit, Quand tu fais dîner les enfants, coupe la télé. Je n'en peux plus de ces horreurs. Alors, il la prend dans ses bras et elle pleure.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...
Un vertige
RépondreSupprimer