12.
Il se retire dans une campagne qu'il avait choisie depuis longtemps, dont il s'était dit depuis longtemps qu'il finirait ses jours là-bas, encore qu'il la connaissait mal, il n'avait pas eu besoin de beaucoup la connaître. Quand l'occasion s'en est présentée, il y a acheté une petite maison, il l'a faite arranger, et puis un jour il s'y installe. Un bout de jardin, des chemins creux. Des chemins bordés d'arbres taillés en trognes où il pleut quand il ne neige pas. À l'écart du village. Ayant tout laissé à Paris, juste quelques livres qu'il a emportés. Prétendant se passer de toute compagnie. Il marche jusqu'au village chaque matin, il y revoit l'église, des platanes dénudés dans la cour de l'école, il y fait ses achats dans deux ou trois commerces qui sont dans la même rue puis il regagne sa maison. Il ne regrette pas sa décision. Il va même jusqu'à vendre son appartement parisien. On ne sait pas trop à quoi il occupe ses journées. Il apprend à cultiver son jardin. Puis il arrive qu'il ait besoin d'un docteur à cause d'une jambe qui lui fait mal. Il fait connaissance de celui du village, qui est encore plus vieux que lui mais plutôt jovial et qui se montre heureux de pouvoir parler avec un parisien. Ils deviennent amis, ils se voient, ils jouent aux échecs chez l'un ou chez l'autre, ils dînent, ils boivent du vin, ils fument des cigares, ils échangent des ouvrages licencieux de Restif de La Bretonne, et bientôt le docteur lui parle d'une poétesse qui habite le village. Il lui dit son nom et il se trouve que Gustave connait le nom de cette femme, Anne-Marie A., dont l'œuvre se réduit à un tout petit nombre de cahiers de trois ou quatre dizaines de pages chacun, où il y a plus de blanc que de texte, où les mots se distribuent de manière irrégulière, sans que nulle part on puisse attraper une phrase, mais qui lui vaut une haute estime de la part des amateurs de poésie contemporaine et des poètes eux-mêmes. Oui, je la connais, dit Gustave. Des colloques lui ont été consacrés en France et dans certaines universités américaines. J'ai eu entre les mains deux ou trois de ses livres, dit Gustave. C'est très impressionnant. On croirait qu'Anton Webern s'est mis à écrire de la poésie après sa mort, je crois que c'est très beau. Mais si je ne me trompe pas, elle n'a rien publié depuis longtemps. Pour tout dire on m'a dit qu'elle était un peu folle. De quoi vit-elle. Elle fait des traductions, répond le docteur. On ne la voit pas beaucoup dans le village mais je la connais un peu. À présent, je crois que nous sommes deux dans le village à savoir qui elle est. Vous comprendrez que je ne peux pas vous en dire davantage la concernant, et je ne me vois pas l'inviter à se joindre à nos dîners de vieux garçons. Mais j'ai cru comprendre qu'elle marche beaucoup, à la tombée du jour, dans les chemins creux où vous finirez par l'apercevoir quand votre jambe sera guérie. Elle dit d'elle-même qu'elle est comme le chien des Baskerville en moins féroce. Cela la fait rire. Elle n'est plus si jeune, elle non plus. Elle a le teint pâle et les yeux clairs.
À chaque fois, j'ai envie de dire: Vous voyez, vous dont l'œil étincelle, qu'il est possible de raconter une histoire encore
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