Accéder au contenu principal

5 - Des trognes

(11 mars 2020)

LUI - L'image est celle d'une campagne enneigée, qu'éclaire un faible rayon de soleil et où ne figurent rien ni personne, qu'un chemin qu'on devine et trois ou quatre arbres qui le bordent. La neige couvre les champs en laissant apparaître des touffes d'herbe, et les arbres ne sont pas blancs mais noirs.
ELLE - Tu crois savoir que cette image est tirée d'un vieux film en noir et blanc, que tu as vu quand tu étais enfant.
LUI - Dans ma mémoire, cette image est associée au titre d'un film que j'ai vu quand j’étais très jeune, étudiant peut-être, et que je n'ai jamais revu. Je voudrais le revoir pour vérifier, en avoir le cœur net, mais il n’est pas disponible à louer sur la toile. C’est une image filmée en extérieur que j’imagine intercalée entre deux scènes importantes, tournées, elles, en intérieur, où l'intrigue se développe. Ce qu’on appelle, je crois, un plan de coupe.
ELLE - Et le titre de ce film?
LUI - Je le dirai plus tard. Je dois parler d'abord de ce que contient l'image.
ELLE - À peu près rien.
LUI - Si, il y a les arbres. Je suis bouleversé par la forme des arbres, qui me paraissent tous d'une même espèce. Et c’est à cette espèce que j’attribue d’abord cette forme particulière, encore que je ne sache pas dire son nom.
ELLE - Tu vas trop vite. Ce n'est pas clair. Explique.
LUI - Je veux dire que, d’abord, pendant bien des années, j'ai cru que cette forme particulière que je voyais aux arbres, et qui m'émouvait tellement, était distinctive d'une certaine espèce, dont j’aurais voulu découvrir le nom. Et j'ai cherché.
ELLE - Je me souviens que tu as interrogé un vieil homme qui s'y connaissait en arbres, un ancien directeur d’école qui avait exercé longtemps dans l’arrière-pays, et que celui-ci n’avait pas su te répondre.
LUI - J'ai fatigué les encyclopédies, j'ai multiplié les requêtes sur Google, sans aucun résultat. Jusqu'au jour où, par hasard, comme nous regardions la télévision, nous sommes tombés sur un documentaire qui expliquait cette étrangeté familière de la campagne française.
LE TÉMOIN - Vous découvriez que cette forme étonnante n'est pas distinctive d'une espèce naturelle, mais plutôt d'une méthode d'exploitation par taille périodique. Les monstres hirsutes et débonnaires qui avait attiré votre attention pouvaient appartenir à différentes espèces. Il pouvait s'agir de saules, de frênes, de chênes, de hêtres, d’autres encore. Le traitement qu'ils avaient subi en avait fait des trognes, ou des arbres têtards. Il les avait transformés en bandits arrêtés sur le bord du chemin.
ELLE - La question reste de savoir pourquoi la forme de ces arbres t'a à ce point bouleversé. Il fallait qu’elle ranime un vieux souvenir, qu’elle t’évoque quelque chose.
LUI - Précisément, ces arbres étaient les premiers que je voyais de la sorte, et je les trouvais très beaux. Je croyais découvrir, dans le paysage enneigé, des grognards de Napoléon rescapés de la campagne de Russie. Il me semblait que le vieux pays m’adressait un message personnel à travers eux. Qu’il me révélait son âme. Celle d’Alain-Fournier, de Jean Cavaillès et de Gaston Bachelard.
ELLE - Et le titre de ce film?
LE TÉMOIN - C'est Le Silence de la mer, réalisé par Jean-Pierre Melville en 1947, d'après la nouvelle de Vercors.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas su...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur d'usage V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur d'usage . Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient en partie au moins à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ains...