Les choses étaient-elles aussi claires quand je les ai vécues, ou quand je me suis imaginé les vivre? Certainement pas. Les soirs tombaient vite. Je serais incapable de reconstituer l'emploi du temps d’une seule journée de ma vie réelle durant cette période. Je marchais, je parcourais la ville dans tous les sens en écoutant de la musique sur mon casque, comme l’oncle Pierre, ma mère aurait dit “Il marche comme s’il savait où il va”, et ici et là j’imaginais des scènes, j’avais des visions. Elles étaient plutôt agréables, presque toujours agréables, c’est là le point, comme aurait dit Pascal. J'étais malheureux, bien sûr, au fond du trou, et les visions que j’avais étaient rien moins que paradisiaques, mais elles ne m’effrayaient pas, elles ne m’affligeaient pas, plutôt elles me charmaient. Raison pour laquelle je ne voudrais pas les perdre. Tout un petit peuple de personnages venus à mon secours. Pour me distraire. Pour me faire découvrir l’envers du décor de ce que j'étais moi-même depuis toujours. Le malheur a ses délices, je raconte les miens. J’essaie de n’en laisser perdre aucun, et je ne peux pas en rendre compte sans chaque fois y ajouter quelque chose. Sans les peigner, les déplier, les raccorder, leur donner la forme d’une petite histoire. Pour ce qui est du cirque, par exemple, il n’y avait que lui, sa présence de montgolfière en face de la Cité Aristote, et nos retours en tramway, dans la nuit, Hortense et moi, l’un près de l’autre. Et peut-être les deux fillettes qui relient les deux mondes en traversant la route. Le reste je l’invente après coup. Et les deux fillettes, je n’ignore pas, bien sûr, qu’elles ne sont pas d’origine, que je les tiens de Picasso et de Guillaume Apollinaire, comme le cirque, d’ailleurs, je le tiens de Seurat. Mais qu’y puis-je si elles font partie de ma mémoire, si elles m’ont rendu visite?
Le jour et la nuit se confondaient. Continuais-je de marcher dans la ville une fois la nuit venue? Cela a dû m’arriver, je n’en suis pas certain. Je marchais jusqu'à ce que la nuit emplisse le ciel d’une obscurité semblable à celle que répand le Marchand de sable, qu’il m’arrivait d’assimiler à Bert, l’homme-orchestre et ramoneur amoureux de Mary Poppins. Puis, à huit heures du soir, j'étais épuisé. Alors je revenais à la rue Dabray où il avait de la lumière et souvent des chansons, où un repas m’attendait, toujours servi à la même table, près de la vitre, où je buvais ma carafe de vin, où je profitais du spectacle donné par le petit orchestre, puis je montais dormir.
J’avais un fantasme. Celui de marcher tout droit, dans la nuit qui tombait, jusqu’aux faubourgs où les immeubles laissaient la place à des jardins maraîchers, ceux-ci séparés par des clôtures que je franchissais, l’une après l’autre, en levant les bras, en lançant une jambe, de façon quelque peu acrobatique, comme un voleur de poules, comme un rôdeur. J’imaginais même que ces clôtures étaient en pierre et que je marchais sur le faîte. J'étais maigre et long alors. Je portais un costume noir, éliminé, étriqué, les manches et les pantalons trop courts, ainsi qu’un chapeau melon. Parfois il pleuvait et je me voyais muni d’un parapluie, noir lui aussi. Des chiens aboyaient en courant dans les rangées de choux, ils me montraient les crocs, des lumières s’allumaient aux fenêtres. Aussi longtemps que je restais juché sur le faîte des murs, ils ne pouvaient pas m’atteindre mais il ne fallait pas que le pied me manque et que je tombe. Et ainsi je m'éloignais, jusqu’à me trouver, passé les gorges de Daluis, du côté de Guillaumes.
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