Puis, un après-midi, je me suis arrêté dans un tabac qui est au coin de la rue Trachel et de la rue Dabray. J’ai commandé un verre de vin rouge que j’ai bu au comptoir, ce qu’il ne m'était jamais arrivé de faire à cette heure de la journée, puis j’ai repris ma promenade.
Le ciel était gris et froid. Je suis monté jusqu’au parc Chambrun, dans un quartier résidentiel que je connaissais mal, parcouru d'avenues étroites qui serpentent entre les grilles de villas qu’on aperçoit de loin. Je m’y trouvais seul à marcher sur les trottoirs étroits et j’avais du mal à me convaincre que, derrière leurs façades, ces maisons étaient habitées. Puis, je suis entré dans le parc et je me suis assis sur un banc, devant le kiosque monumental en pierre blanche dont je devais apprendre par la suite qu’on l’intitule Temple de l’amour, en référence au temple romain de la Sibylle dont il serait une copie.
Des enfants jouaient sur ses marches, ils faisaient résonner leurs voix et le bruit de leurs pas sous la coupole, mais ils étaient si peu nombreux et les dimensions de l’édifice étaient si vastes qu’on pouvait craindre que leurs voix soudain se taisent et qu’ils disparaissent du tableau, comme engloutis par tout ce vide qu’ils tâchaient d’animer.
Sur le banc, j’ai dû m’endormir. À mon réveil, le kiosque était désert et la nuit tombait. Je ne savais plus comment j'étais arrivé ici mais je me suis souvenu du tabac de la rue Dabray. J’avais vu des tables devant le comptoir et l'idée m’est venue que je pourrais y dîner. Une idée improbable. Les bistrots de ce genre proposent des plats du jour à l’heure du déjeuner mais, le soir, le plus souvent, ils ne servent qu’à boire. J’y boirais donc un deuxième verre de vin, je mangerais un sandwich ou seulement un œuf dur cassé sur le le comptoir d’étain, avant de descendre jusqu'à la mer. Le bruit de la mer dans l'obscurité d’une nuit d’automne convient aux âmes égarées. Elles y ont souvent recours, elles ne s’en lassent pas. Mais, quand je suis arrivé au bistrot, les tables étaient mises, et il régnait dans le lieu un air de fête.
J’ai grandi non loin de là, au sommet d’un grand immeuble du boulevard Gambetta, devant la rue Vernier, et l’endroit a gardé de ces années le caractère d’un faubourg ouvrier. La fille des patrons chantait debout devant un micro, et un jeune homme près d’elle l’accompagnait à la guitare. Je me souviens qu’elle chantait Les Yeux noirs quand je suis arrivé, et qu’elle le faisait d’une voix douce et timide, du bout des lèvres, comme effrayée par l’audace des aveux auxquels elle se livrait en public, tandis que la guitare veillait sur elle, en scandant ses accords à la manière du jazz manouche.
Dans tes grands yeux noirs
Je me suis perdue
J'attends un regard
Le cœur suspendu
Je t'aime tellement fort
Toi qui me fais peur
Est-ce un mauvais sort
Ou la mauvaise heure
Le jeune homme avait les yeux noirs, et elle aussi. Les clients étaient ravis. Les tables étaient presque toutes occupées. On m’en a trouvé une derrière la vitre où je voyais la rue.
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