Pierre s'inquiète pour Arsène. Pierre est l’oncle d’Arsène et Arsène a perdu ses parents. Ceux-ci sont morts ensemble dans un accident de voiture. Ils étaient propriétaires d’un chalet à La Colmiane-Valdeblore où ils passaient leurs fins de semaines et la plus grande partie de leurs vacances, puis un jour, comme ils étaient chez eux, à Nice, ils reçoivent un appel téléphonique du commissariat de Saint-Martin-Vésubie. On leur dit que leur chalet a été visité par des cambrioleurs, qu’on les attend pour les constatations d’usage. Le lendemain, ils s’y rendent en voiture, ils font la liste des pertes et des dégâts en compagnie d’un policier, puis celui-ci les quitte, et quand ils se retrouvent seuls ils s'aperçoivent qu’ils ne peuvent pas rester dans cette maison, que c’est impossible.
Évelyne appelle sa meilleure amie pour lui parler de ce découragement qui les assaille, son mari et elle, de ce mauvais sentiment qu’ils éprouvent à l'égard de la maison, comme s’ils ne la reconnaissaient pas, comme si non seulement ses murs mais son aura avaient été souillés par les cambrioleurs, profanés en quelque sorte, au point qu’ils ne pourront pas y dormir cette nuit comme ils avaient prévu de faire.
— Nous ne pouvons pas dormir ici, dit Evelyne à sa meilleure amie. Les bijoux qu’on m’a volés, ce n’est pas le plus important, mais qu’on soit rentré chez nous en notre absence, qu’on se soit donné le droit de mettre son nez partout, de fouiller dans les tiroirs, de tourner les pages des albums photos, d’arracher le rideau de la baignoire, d’écrire ce qu’ils ont écrit sur le miroir de la salle de bain avec mon rouge à lèvres, de dormir dans notre lit, de faire peut-être des vidéos que d’autres sont déjà en train de regarder, c’est odieux comme un viol! Qui a pu faire une chose pareille, qui a pu nous en vouloir assez pour s’en prendre à notre maison? Et quand je pense que ces gens aussi bien rodent aux alentours, qu’ils nous observent, qu’ils sont prêts à récidiver, peut-être à s’attaquer directement à nous, j’en ai la chair de poule!
C’est ce dont se souvient la meilleure amie d’Evelyne le lendemain de l’accident, et dont elle témoigne auprès de la police ainsi qu'auprès des autres habitants du village. Dans un autre appel, une heure plus tard, Évelyne lui dit que son mari et elle ont décidé d’aller dîner puis de dormir dans un hôtel du village pour revenir le lendemain investir la maison. Elle dit que le lendemain ils y verront plus clair, que le choc sera passé. Ils feront alors ce qu’il faut pour purger la maison, en ouvrant grand les fenêtres, en ramassant les débris de la vaisselle cassée, en changeant les draps du lit qui a été profané, en retournant le matelas, en lavant les sols. Ils iront déposer sur le trottoir tous les meubles et bibelots qui ont pu être touchés par les cambrioleurs, ou seulement regardés par eux et qui ne sont pas indispensables. Tel est le programme qu’ils se fixent. Mais on est en novembre, à Saint-Martin-Vésubie la plupart des hôtels sont fermés, le village est désert, et comme il fait nuit, ils décident en fin de compte de rentrer à Nice.
Le dernier appel d’Évelyne est passé au départ de La Colmiane, et c’est sur la route du retour qu’ils ont cet accident: une voiture les percute de face dans les gorges de la Vésubie, ils meurent tous les deux sur le coup, le mari et la femme, en laissant un fils, Arsène, qui est âgé de dix-sept ans.
Pierre n'était pas proche de sa sœur et de son beau-frère. Ils continuaient de s’appeler quelquefois au téléphone, sa sœur et lui, mais il y avait bien longtemps qu’il n’avait aucun contact avec son beau-frère, et quant au garçon, il le voyait sur les photos et les vidéos que lui envoyait sa sœur. Et voilà qu’un beau jour il apprend la mort accidentelle de sa sœur Évelyne et de son beau-frère, et qu’ils laissent un garçon de dix-sept ans qu’il ne connaît pas mais dont il est le parent le plus proche. Ils se parlent au téléphone, Arsène et lui, ils se consultent et ils s'accordent concernant les démarches à effectuer, le rituel des funérailles, et la première décision qu’ils prennent, quand ils se rencontrent à Nice, devant la tombe du couple défunt, c’est d'habiter ensemble au moins pour quelques mois. Le jeune Arsène ira vivre chez son oncle, qui lui-même habite une très jolie maison du côté de Méré, dans les Yvelines.
La maison de Méré appartient à Raymond Butler, un ami américain qui permet à Pierre de l’habiter. Il a fait de Pierre le gardien en même temps que l’unique occupant de cette maison, et il s’y montre quelquefois entre deux voyages. De Raymond Butler, Pierre dit qu’il est marchand d’art et qu'il habite la plus grande partie de l’année à New York. Il répond ainsi aux personnes qui savent où lui-même habite et qui s’en étonnent, compte tenu des faibles salaires que perçoit un professeur de musique de l’enseignement secondaire et du prix de la maison où dix personnes pourraient vivre sans se gêner, avec une vaste bibliothèque, une salle de musique, une piscine en sous-sol et des rosiers dans le jardin. Il dit que Raymond Butler est un ami américain qui habite à New York et qui ne voyage plus beaucoup depuis qu'il est malade, ce qui remonte à quelques années déjà, mais qu’il lui arrive encore de venir à Méré une ou deux fois dans l’année, et qu’alors ils sont toujours heureux de se retrouver.
— La maison est impeccable, dit Raymond, comment fais-tu pour l’habiter sans que rien ne semble vieillir? Tu as fait refaire les peintures de la cuisine. Oui, c’est vrai, tu me l’avais dit, tu m’avais montré les couleurs mais je ne m’en souvenais plus. Il faut que tu me dises combien je te dois pour ces travaux.
Raymond Butler a passé une partie de son enfance dans cette maison, il la tient de sa mère et il a plaisir à savoir qu’un ami la garde intacte en attendant le jour où il en deviendra lui-même le propriétaire, puisque Raymond Butler mourra manifestement avant lui et qu’il a fait de Pierre le légataire de cette maison. Et, à l’occasion de ce qui sera sans doute son dernier séjour à Méré, il rencontre Arsène, et quand Arsène les quitte, le premier soir, après dîner, pour monter dans sa chambre et que les deux vieux amis se retrouvent dans le salon de musique pour écouter rituellement la sonate pour piano No. 59 de Joseph Haydn puis l’Andantino de la sonate pour piano No. 20 de Franz Schubert, chaque fois dans des versions différentes, Raymond dit à Pierre sur un ton un peu trop solennel peut-être, tandis que d’habitude il évite l’emphase:
— C’est un beau et fier garçon, ton neveu. Il a perdu ses parents, il va vouloir partir, laisse-le partir mais ne le laisse pas se perdre!
Magnifique texte j’adore merci
RépondreSupprimerAh, cet anonymat excite mon "désir curieux"! (Racine, Britannicus, Acte II)
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