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L'inconnu du môle

Puis il arrive que Karim le voie.
— Que tu voies qui? Que tu voies quoi? l’interroge Daniel.
Ils ont dîné chez Cynthia, rue Parmentier, puis celle-ci a dit qu’elle devait travailler, un examen qui approchait, et elle est allée s’installer sur sa chaise longue, dans la pièce d’à côté, avec ses livres et son MacBook, peut-être aussi avec ses écouteurs aux oreilles, et les garçons ont commencé par débarrasser la table et faire la vaisselle, ils ont même balayé le sol, puis, une fois que tout était aussi propre que possible dans ce vieil appartement un peu délabré, où les peintures étaient à refaire, où les tommettes rouges se décollaient du sol, ils se sont approchés de la fenêtre ouverte pour fumer des cigarettes. L’air tranquille de la nuit, on était en octobre mais les journées ensoleillées étaient encore très douces. Et c’est alors que Karim a dit qu’il l’avait vu.
— Mais de qui parles-tu? lui a répondu Daniel.
— D’un type, d’un inconnu que j’avais remarqué au moins deux fois avant la mort de mon grand-père.
— Tu veux dire qu’il était là-bas, sur le port.
— Une première fois, il était assis à la terrasse de la Shunga. Une autre fois, il était debout sur le quai, à l'entrée du môle, les mains dans les poches de son blouson. Il regardait droit devant, avec un petit sourire qui faisait peur, et quand je suis passé derrière lui, j’ai aperçu mon grand-père, assis sur son rocher, avec son bonnet sur la tête et sa canne à la main.
— Ton grand-père était loin, et il ne devait pas être le seul dans son champ de vision. Il faisait nuit?
— Non, il faisait jour. C'était à la tombée du jour. Et on voyait encore des baigneurs en maillots juchés sur les blocs de ciment et sur les rochers, qui faisaient de grandes enjambées pour passer de l’un à l’autre, pour se rejoindre ou s'éviter, mais c'étaient les derniers. Ceux qui viendraient après, ce serait une autre affaire.
— Et donc, tu l’as revu?
— Attends! Avant cela, il y a eu la mort de mon grand-père, et surtout il y a eu le moment où on a retrouvé le corps, et surtout le moment où on a dit qu’il s’agissait d’un assassinat. Le commissaire Langlois est venu à la maison pour nous annoncer la nouvelle, et tout de suite il nous a demandé, à ma grand-mère et moi, si nous connaissions quelqu’un qui pouvait lui en vouloir, et tout de suite l’image de cet homme m’a traversé l’esprit.
— Tu l'as dit au commissaire?
— Que voulais-tu que je lui dise? Je n’y ai même pas songé. Il s’agissait d’un inconnu qui se tenait debout, tout seul, à l'entrée du môle et qui lorgnait très probablement les jolies filles, et plus probablement encore les beaux garçons qui s’attardaient sur les rochers en contrebas, pas mon grand-père.
— Et ensuite?
— Ensuite, je ne l’ai plus revu, jamais, pas une seule fois, jusqu'à hier.



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