J’ai lu Les Fleurs du mal quand j'étais très jeune. Pas toutes les Fleurs du mal mais dans Les Fleurs du mal quelques textes qui me fascinaient et que je relisais jusqu’à les savoir par cœur. La Servante au grand cœur occupait, dans ce petit nombre, une place de choix. Et la lecture que j’en faisais alors est restée celle que je fais aujourd'hui encore. À une nuance près, mais très paradoxale.
On a souvent qualifié le poème en question de “romanesque”, et en effet j’avais le sentiment de lire un chapitre d’un roman de Zola, d'être plongé dans un imaginaire plein de délices décadents, proche de celui que je devais reconnaître, quelques années plus tard, dans les nouvelles de Barbey d’Aurevilly. L’histoire qu’il racontait — ou qu’il évoquait seulement, sans tout nous dire, ce qui lui donnait encore plus de force — m'intéressait au moins autant que la beauté déchirante des vers. Or, que disait-elle? Dans mon esprit, il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait d’un dandy qui ramenait d’une soirée à l’opéra sa jeune épouse ou sa maîtresse. Le locuteur, c'était lui, et l’interlocutrice, c'était elle, que j’imaginais très belle, vêtue de blanc, un camélia accroché à son corsage, des bijoux pendus au cou, aux poignets et aux oreilles, une taille de guêpe, tandis que lui était vêtu de noir, coiffé d’un chapeau haut-de-forme comme celui de Baudelaire qu’on voit sur le croquis de Manet, ou comme celui de Fantômas.
Bien des années plus tard, je devais découvrir que cette interprétation était contestée. D'après tout ce qu’on savait de la vie de l’auteur, et d'après son propre témoignage contenu dans au moins une lettre, le locuteur, c'était bien lui, mais l’interlocutrice, c'était sa mère. Je crois comprendre qu’il n’y a pas de doute aujourd'hui sur l’intention de l’auteur, mais il n’en reste pas moins que la “bonne” interprétation ne s’appuie que sur des informations contextuelles, tandis que le texte lui-même ne la nourrit en rien, qu’il nous donne à comprendre (ou à imaginer) tout autre chose.
Nous avons un cas semblable, et comme symétrique, dans le poème le plus célèbre de la poésie française: Demain, dès l’aube… de Victor Hugo, où le locuteur, c’est de nouveau l’auteur, tandis que l’interlocutrice semble être de nouveau une épouse ou une amante, dont le texte nous apprend au dernier vers qu’elle repose au cimetière. Et là, de nouveau, les historiens nous détrompent en nous faisant savoir que non, cette personne, c’est sa fille, qui est morte noyée dans la Seine, sans que rien dans le texte ne nous le laisse imaginer.
Dans les deux cas, nous avons le choix entre deux interprétations différentes, comme opposées. Mais est-il certain que nous devions choisir?
Dans La servante au grand cœur, l’auteur met en scène un personnage d'amante dont nous apprenons par ailleurs qu’elle serait un avatar de sa mère. Dans Demain, dès l’aube…, même chose mais pour un personnage d’amante qui serait un avatar de sa fille.
Dans les deux cas, une façon pour l'auteur de mi-dire quelque chose. Mais quoi?
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+ Cette note ne souligne pas comme il faudrait la congruence avec le thème de la mort. Un ami, en off, me dit qu’il s’agit là, dans les deux cas, du mariage d’Eros et Thanatos.
Thanatos évidemment (pas besoin de souligner) mais Éros? Il me semble bien que c'est le lecteur-interprète qui le convoque.
RépondreSupprimerSans doute. Mais il ne l'a pas fait tout seul!
RépondreSupprimerJe relis Baudelaire et je ne vois pas ce qui indiquerait qu'il parle à une femme qu'il ramène chez lui. En outre il est clair vers la fin que la servante est d'une génération plus âgée et qu'elle ne peut être l'objet de la jalousie de la supposée maîtresse du poète, de sa mère oui!
RépondreSupprimerEt quant à Hugo, le vocabulaire de l'amour n'est pas automatiquement érotique. Bien sûr qu'il y a un mi-dire là (plus sûrement que chez Baudelaire il me semble) mais "éros et thanatos"?