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Sériel (12-18)

12 - Mes écrits rencontrent quelques lecteurs. Le blog dépasse souvent les deux cents impressions journalières (476 hier). J’en suis heureux, mais ces visiteurs restent très peu nombreux à s'intéresser au dispositif dans son ensemble, au Projet Nice-Nord, à l’œuvre en construction dans son format numérique. Deux lecteurs seulement ont demandé l’accès aux galeries souterraines où je stocke l’uranium enrichi.

13 - Les présentations que Jacques-Alain Miller fait du “dernier enseignement” et du “tout dernier enseignement” de Jacques Lacan sont claires et stimulantes, mais je crains qu’elles masquent, aux yeux d’une partie du public, ce qui reste constant dans la pratique de la psychanalyse. Freud invente un dispositif et il y adjoint une règle qui est celle de “libre association”. Ensuite, il essaie de comprendre ce qui s’y joue, pourquoi ça marche, et les enseignements qu’il en tire évoluent au fil du temps. Lacan ne fait rien d’autre que poursuivre la démarche d’élucidation, et les résultats qu’il obtient sont, eux aussi, toujours provisoires. Dans son Séminaire XI (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse), il dit: “Une démarche n'a pas besoin d'être éclairée pour être opérante”. Pour s’en convaincre, il suffit d’avoir appris à lire à un enfant.

14 - On ne sait jamais très bien où commence une histoire ni où elle finit. Ni très bien ce qui en fait partie et ce qui n’en fait pas partie.

15 - Dans toute œuvre d'art, il y a la dimension de ce que l’auteur nous dit: “Voilà ce que j’ai réussi à faire!” Dans quoi on peut entendre deux propositions: 
  • “Voilà ce que, quant à moi, j’ai réussi à faire!”
  • “Voilà ce qu'un autre que moi peut réussir à faire!”
D’un côté la fière affirmation d’un exploit personnel. De l’autre, l’assurance d’une possibilité qui nous concerne tous. D’un côté, une exaltation du Moi. De l’autre, un encouragement adressé à l'autre. Au total, un défi.

16 - Dans le vers libre, la rime disparaît en même temps que le nombre. Jacques Roubaud, dans La Vieillesse d’Alexandre (1978), constate à regret (si je me souviens bien) que cette double disparition ressemble à un double bannissement — car si l’un et l’autre ne sont plus de règle, on pourrait néanmoins s’attendre à les voir réapparaître ici ou là, dans la poésie post-rimbaldienne, ce qui n’est presque jamais le cas, sauf chez Pierre Reverdy, auquel Jacques Roubaud voue une grande admiration. Corrélativement, Roubaud refuse d’accorder le statut de poèmes aux textes des chansons. Et il me semble impossible, en effet, de ne pas lui donner raison. Pour autant, force est de constater que le double héritage du nombre et de la rime, définitoire de la poésie dans ce qui l’a distinguée, au fil des siècles, de la prose, se retrouve dans la chanson.

17 - Plus courts sont les vers (mesurés et rimés), plus nous avons le sentiment d'être pris dans un double sortilège, qui ressortit à la virtuosité de l’auteur mais aussi à la nature des mots eux-mêmes, qui auraient le pouvoir de s'apparier en fonction de leur forme en même temps que de leur sens. Il y a, chez le poète classique, un côté prestidigitateur et un côté sorcier.

18 - On s’alarme de ce que les jeunes lisent de moins en moins, et pour remédier à la situation on fait appel aux professionnels du livres, qui proposent de mettre beaucoup plus de livres entre leurs mains. L'école assume d’avoir rompu avec les traditions de la récitation, de la dictée et surtout des lectures orales. On refuse de voir que la désaffection de la lecture coïncide avec l’abandon de ces pratiques scolaires collectives, que les écrans d’ordinateurs favoriseraient plutôt qu’ils ne les empêchent. Non, ce qu’on veut, c’est faire acheter à l'État les livres que le public n'achète plus. On ne parle pas d’enseigner la langue dans les textes classiques, on parle de “politique du livre”.

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