Accéder au contenu principal

Articles

De somptueux haillons

C'était un matin de novembre, froid soudain avec un parfum de neige tombée de la nuit sur les premiers versants de la montagne, sans qu’on la voie. Dans le ciel des mêmes boulevards, des nuages, ici très sombres, ailleurs laiteux, se défaisaient et se reformaient sur un fond de ciel bleu pâle, dans des trouées où le soleil jaune projetait ses rayons, qui vous réchauffaient quand vous arriviez sur la place du marché, devant la gare du Sud, en même temps que coupants comme des lames d'épées glissées du haut du ciel à travers les nuages. Il fallait, me dis-je, manger des mandarines. Un ami qui s'inquiète pour moi, me demande souvent, Manges-tu assez de fruits? À l’approche de Noël, le goût des mandarines devient nécessaire à l'âme aussi bien qu’à tout l'être qui veut vivre encore, le vieux bougre, malgré sa faiblesse et les rhumatismes. Leur couleur répandue sur les étaux des marchands éclatait dans le gris bleuté de l’air où la nuit avait laissé comme des traînées d...

Vestige

Pierre écoute de la musique en lisant les partitions, Nina écoute de la musique, le soir, sur son poste de radio, en faisant de la couture; et peut-être parce qu’elle écoute de la musique en faisant de la couture, bientôt ce n’est plus tout à fait de la couture qu’elle fait mais quelque chose d’autre à quoi elle est incapable de donner un nom. Le processus de transformation de son activité (de sa petite entreprise) a commencé ailleurs, dans la rue où elle fait des photos . D'abord, elle fait des photos de gens “stylés” (stylish) qu’elle rencontre dans la rue et dont elle publie les photos sur son compte Instagram, des photos dont elle fait collection, pour faire valoir qu’à Nice aussi il y a des gens stylish qu’on rencontre dans la rue, le plus souvent à la terrasse du Liber’Tea ou dans ses environs, mais aussi avec l'idée qu'un jour elle pourra en faire d’autres, elle aussi, à Paris et pourquoi pas à New-York. Voilà les faits. D’abord, sur mon conseil, elle s’emploie à se ...

L'Excelsior

Georg Duncan m’a raconté ceci: J’ai passé une année en Ligurie. J’avais trouvé à louer une masure restaurée, située à trois ou quatre kilomètres d’un petit port de pêcheurs où il y avait un cinéma. J’avais loué cette maison dans l’espoir qu’une femme viendrait m’y retrouver pour l’habiter avec moi. J'étais jeune, très amoureux de cette femme qui n'était pas libre, nous avons échangé des lettres, je crois qu’elle a hésité mais elle n’est pas venue. Elle était plus âgée que moi. Je m'étais mis dans l'idée d’écrire un roman qui aurait raconté notre histoire comme j'avais cru la vivre, comme je me l'étais racontée à moi-même pendant les quelques mois qu’avait duré notre liaison. J’y travaillais avec assiduité, plusieurs heures par jour et même la nuit. Je vivais de pas grand-chose, en sandales, pantalon de toile et chemise ouverte, la nuque brûlée par le soleil de l'été. Je m’imaginais dans la peau d’ un voyageur romantique . Je descendais au port chaque matin ...

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr est assis à l’avant, il donne des ordres au conducteur. Nous parlons lui et moi en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales mais de formats plus importants, effrayants ou grotesques. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, son chapiteau et ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter ...

Conte de Noël

Avec l'arrivée de l'hiver, Pierre a froid dans son abribus quand il fait nuit, ce qui n'empêche pas qu'il reste plus longtemps. Des hommes l’observent d'un peu loin, depuis le seuil de l'Auberge des Vieilles Écuries où ils sortent pour fumer une cigarette et pour le voir, dont un qui dit, Il est toujours là, il ne faudrait pas qu'il s'endorme sur le banc, tandis qu’une maison confortable l'attend à pas plus d’un kilomètre. Le col relevé de sa veste, un bonnet sur la tête, pas assez couvert, transi avec toujours une nouvelle partition sur les genoux qu’il a reçue par la poste, qu'il scrute et qu’il annote au crayon rouge et, posée à côté de lui, une boîte de bière, c'était la dernière, qui est vide maintenant. Dans le halo de lumière de l'abribus, ce qu'il peut voir de cette partition, on se demande, avec ce qu'il a bu de bière, et ensuite comment il finit par se lever, rassembler son barda pour s’en retourner à pied comme il étai...

La Belle Hélène

Mon grand-père travaillait à la poste, un emploi très modeste dont le salaire lui permettait à peine de nourrir sa famille, mais il était aussi pompier-volontaire, ce qui lui valait un accès gratuit au théâtre de l'opéra où, debout dans les coulisses, il était censé prévenir les départs d'incendies. Venant d’Italie, il s'était établi à Douai, où il s’était marié et avait eu des enfants. Mon père n’avait que douze ou treize ans quand mon grand-père est mort, mais il se souvenait de l’avoir accompagné dans les coulisses du théâtre de l'opéra au moins une fois, pour une représentation de La Belle Hélène . Mon grand-père, venant de Naples, se dirigeait vers le nord, probablement vers la Belgique, peut-être la Hollande, et je me suis toujours imaginé qu’il s’était arrêté à Douai parce que cette ville était dotée d’un théâtre d'opéra à l’italienne. De fait, il était entré à la poste et j’ai cru comprendre qu’il était chargé d’installer les téléphones chez les particuliers...

Andromaque

Ils répétaient Andromaque . Ils étaient une petite troupe de comédiens amateurs, ils se déplaçaient dans un parc, à la tombée de la nuit, à l’abord d’une ville nouvelle, ou le long de la route, ou dans les rues désertes, et de loin je les voyais qui parlaient sans entendre ce qu’ils pouvaient se dire, mais que c'étaient de longues phrases qui s’enchaînaient et qui se répondaient l’une l’autre. Je voyais qu’ils parlaient haut et fort mais sans violence, du même souffle qui les portait, qui les poussait de l’avant, au même rythme, du même bon pas de cavaliers français, ou juste un instant soudain pour se retourner, se regarder l’un l’autre sans que le discours s'arrête, plutôt pour ajouter une répartie cinglante comme un fouet de l’air, une question jetée à la face de l’autre, l’aveu d’une passion qui les terrassait, une circonstance, un reproche, une raison qu’ils devaient exprimer avant de reprendre leur déambulation assidue dans la nuit, le long de la route où je les voyais à ...