Accéder au contenu principal

Articles

Barbara

Elle était sortie de la brasserie. Je voyais la vitre de la brasserie qu’elle avait quittée, et le groupe derrière la vitre réuni autour d’une table. Des visages de gens attablés derrière la vitre, et elle debout à l’extérieur qui parlait au téléphone. Je montais le boulevard quand je l’ai vue, et deux ou trois visages du groupe derrière la vitre me regardaient, de loin, comme on regarde un étranger qui arrive, tandis que je montais et que mon regard était attiré par celle qui était sortie et qui téléphonait.  C'était le soir, il avait plu. Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là. Et l'intérieur de la brasserie était éclairé, si bien que ces visages que je voyais de loin étaient comme ceux d’acteurs de cinéma. Un groupe de figurants qui pouvaient être sa famille. Ils s'étaient réunis, ils avaient déjeuné là, ils s'étaient attardés parce que dehors aussi bien il pleuvait. Le ciel était couvert, il faisait froid. On vendait des sapins sur la place du marché, il y av...

Les nuits ouvertes

Pendant toutes les années où j'ai eu des obligations, je me suis fait beaucoup de souci pour mes heures de sommeil. La nuit, il fallait que je dorme, et c'était avec l'idée que, si je ne dormais pas assez, le lendemain serait terrible, ce qui bien sûr m'empêchait de dormir. Ou me faisait un sommeil troublé. Il fallait espérer que les enfants ne nous réveillent pas. Je n'imagine pas que les hommes du paléolithique obstruaient l'entrée de leurs cavernes avec des rideaux pour se protéger du bruit et de la lumière, mais, quant à nous, nous fermions les volets et nous tirions les rideaux, tandis que maintenant que je vis seul et que je n'ai plus d'obligations, je laisse mes fenêtres ouvertes, et je me réveille et je me rendors sans souci. Ce qui fait que mes nuits sont ouvertes, elles aussi.

Ces frères sur toute la planète

“Toute l’œuvre positive du xixe siècle a été pour les artistes comme si elle n’était pas. Examinez combien peu ont été intéressés par le présent, sympathiques à ce qui changeait et se transformait sous leurs yeux, à ce qu’apportait avec lui de nouveau par exemple le chemin de fer. Cela, il n’y a eu que les économistes et les socialistes pour essayer de le dire tant bien que mal dans leur patois, et personne n’a compris, (sauf Whitman) ces frères sur toute la planète qu’on mettait à notre disposition. L’œuvre de Balzac n’est qu’une espèce d’énorme Goetterdaemmerung , la Grandeur et la Décadence du Passé, toutes les manières dont une société s’y prend pour finir et le futur n’est représenté que par son appariteur en deuil, l’homme de loi. L’œuvre de Flaubert est partagée entre la fascination du passé et une vision haineuse du présent, aussi basse qu’elle est sotte. Toute l’occupation des réalistes, transposant, dans la littérature la méchanceté des commères de village, est une minutieuse...

Les petits instruments

  Source

Conte d'été

Leur maison était dans la montée qui conduit au monastère qui domine le village. Nous avions dîné dans le jardin qui se trouve derrière la maison, un jardin étroit où on étend du linge, et maintenant il faisait nuit. Ce devait être vers la fin du mois d’août. Je découvrais ces gens. Il devait bien y avoir deux ou trois arbres fruitiers dans ce jardin, je dirais des pruniers, et des cordes tendues entre leurs branches pour y faire sécher du linge. J'imaginais de grands draps qui battent dans le vent, sous des nuages qui filent à toute vitesse en changeant de formes et de couleurs. On était dans la montagne, pas très haut encore, mais pas loin du col qui bascule vers l’Italie. J'étais venu avec Louise qui était ma femme. Louise et Charlotte se connaissaient depuis l'enfance, on ne pouvait pas dire qu’elles étaient amies, mais elles avaient un passé commun de militantisme politique hérité de leurs pères, et des attaches dans ce village où Charlotte et Abel avaient cette maison...

Le maintien de l'ordre

Depuis que Pereira était médecin dans cet endroit de la ville, il pleuvait toujours. Ou, s’il ne pleuvait pas, le ciel était sombre, la pluie menaçait. Toujours l’hiver ou, si ce n'était l’hiver, l’automne ou le tout début du printemps. Son cabinet était au deuxième étage d’un immeuble bourgeois, sur un boulevard où le trafic était incessant. Son appartement ouvrait sur le même palier. Il lui suffisait de traverser le palier pour passer de l’un à l’autre. Et il se disait bien qu’il ne devait pas toujours pleuvoir. Que c'était impossible. Il cherchait à se rassurer, il se disait que c'était à cause des platanes dont les feuillages offusquaient ses fenêtres. Mais à l’automne, les platanes perdent leurs feuilles, il en avait conscience. Depuis combien d'années était-il médecin dans ce même endroit de la ville? Il ne s’en souvenait plus. Il avait dû être jeune, lui aussi. Il avait bien dû faire des études, voyager, connaître d’autres pays, traverser des jardins ensoleillés ...

Piété de l'orgue

Mon professeur de violon s’appelait Madame Baudier (je crois que je n’ai jamais su son prénom). Elle habitait une petite maison niçoise, avec un jardin, au sommet de la colline Saint-Philippe, à l’emplacement de l’actuelle faculté de droit, et elle était calviniste. Elle fréquentait l'église baptiste de la rue Vernier et, un jour, elle m’a invité à jouer du violon en duo avec elle pendant un office. Plus tard, quand j’ai abandonné l'étude du violon, je me suis passionné pour l’œuvre de Francis Ponge dont le hasard voulait qu’il fût issu d’une famille calviniste, lui aussi, et, dans les mêmes années, je me suis passionné pour le piano de Glenn Gould, qui était issu d’une famille presbytérienne, c’est-à-dire calviniste, lui aussi. Et depuis, je dis toujours que je suis un catholique à tendance calviniste. Non pas vraiment “le dernier puritain” mais presque. Très tôt, je me suis intéressé au jazz. J’ai créé un petit groupe d’amateurs de jazz, au lycée du Parc Impérial, quand j’ava...