Leur maison était dans la montée qui conduit au monastère qui domine le village. Nous avions dîné dans le jardin qui se trouve derrière la maison, un jardin étroit où on étend du linge, et maintenant il faisait nuit. Ce devait être vers la fin du mois d’août. Je découvrais ces gens. Il devait bien y avoir deux ou trois arbres fruitiers dans ce jardin, je dirais des pruniers, et des cordes tendues entre leurs branches pour y faire sécher du linge. J'imaginais de grands draps qui battent dans le vent, sous des nuages qui filent à toute vitesse en changeant de formes et de couleurs. On était dans la montagne, pas très haut encore, mais pas loin du col qui bascule vers l’Italie.
J'étais venu avec Louise qui était ma femme. Louise et Charlotte se connaissaient depuis l'enfance, on ne pouvait pas dire qu’elles étaient amies, mais elles avaient un passé commun de militantisme politique hérité de leurs pères, et des attaches dans ce village où Charlotte et Abel avaient cette maison. Louise gardaient ici d’autres amis qui lui laissaient les clés d’un vaste appartement qui s’étendait sur presque tout un étage d’un bâtiment ancien, aux couloirs compliqués, où les plafonds étaient trop hauts, peints à fresque, et dont les salles qui résonnaient étaient séparées par des marches d’escalier, si bien qu’en se réveillant, la nuit, pour aller boire un verre d’eau, on avait de fortes chances de trébucher et de se tordre une cheville. Et Louise et Charlotte ne manquaient pas de se rencontrer presque chaque été, quand nous étions en vacances dans ce village, et deux ou trois fois déjà Louise avaient dîné chez Charlotte et Abel. Jusqu’alors, j’avais toujours refusé de l’accompagner, je me tenais à l'écart, j’en savais assez sur leur passé commun, je préférais qu’elles l'évoquent sans moi, tandis que cette fois, par force, j'étais venu.
Il faut dire qu’Abel jouissait d’une réputation qui m’en imposait. Il était psychanalyste. Pas un de ces psychanalystes qui se font une réputation en allongeant des personnes riches et cultivées sur leur divan, mais quelqu’un qui dirigeait un service hospitalier d’addictologie, et dont on disait qu’il était l’un des meilleurs spécialistes de la question. Abel faisait des conférences, il faisait autorité, encore qu’il fût connu pour sa discrétion. Et qui s'effaçait derrière sa femme quand ils étaient ici. Car les vieilles personnes, assises sur les bancs, reconnaissaient Louise et Charlotte quand celles-ci passaient devant elles en remontant la rue. Elles les avaient connues enfants. Elles les appelaient par leurs prénoms. Elles leur disaient: “Que devient ton père? Il y a longtemps qu’on ne le voit plus!”
Et à présent, il faisait nuit, et je crois que j’avais bu un peu trop de vin, comme on fait l'été, dans un jardin qui se trouve à l’arrière d'une maison, quand on ne voit pas son verre parce qu’il fait nuit. On garde la main serrée sur son verre, sans le voir, de crainte qu’il s’envole. Je savais que je serais encore capable de descendre la rue pour retourner chez nous, je me concentrais sur cette idée, mais je n’avais rien dit jusqu’alors, et je crois qu’Abel lui non plus n’avait rien dit. Louise et Charlotte avaient évoqué des gens que nous ne connaissions pas, des circonstances, des aventures, un passé de jeunesse dans lequel nous n’avions aucune part, ni lui, ni moi. Elles l’avaient fait avec délicatesse et humour. Je ne les voyais pas. Maintenant, la nuit était si noire que je ne voyais personne. Nous avions mangé des fraises et des cerises, et le vin avait le goût délicieux des fruits rouges. Plus haut, à quelques pas de nous, il y avait les murs du monastère franciscain, blancs comme un os de seiche, mais ici je n’avais que le souci de pouvoir me lever, quitter ce jardin et quitter cette maison pour redescendre chez nous.
Il faisait chaud. La nuit était noire et juteuse comme les fraises et les cerises qui trempaient dans mon verre. Peut-être des étoiles dans le ciel. Peut-être la pâleur de la lune pour éclairer les murs du monastère. Et puis, il y a eu ce moment où Abel a pris la parole. De l’autre côté de la table où je ne le voyais pas. Quelqu'un avait dû lui poser une question, mais ce n'était pas moi. Il disait:
— Oui, le vin occupe une place importante dans l’Odyssée. On le rencontre partout. Et il y a un épisode au moins où il joue un rôle décisif, c’est celui où Ulysse et ses compagnons sont prisonniers du Cyclope Polyphème. Vous vous souvenez de l’histoire: Ulysse et les siens ont débarqué sur l'île des Cyclopes qui sont des géants bergers et célibataires, qui ignorent les dieux, qui se nourrissent de viande crue et de lait. Ils pénètrent dans la caverne de Polyphème en son absence, ils mangent la nourriture qu’ils y trouvent, mais quand Polyphème revient, il les fait prisonniers en refermant la caverne derrière lui avec un énorme rocher, et il en dévore deux pour son repas du soir, puis deux autres pour son repas du matin. Et c’est alors qu’Ulysse imagine le stratagème de l'enivrer avec du vin. Polyphème s’endort, et Ulysse et ses hommes enfoncent un pieu dans son œil unique, grâce à quoi ils pourront reprendre la mer.
Une voix l’interrompit. C'était celle de Charlotte qui disait:
— Et c’est alors qu’Ulysse lui lance depuis le bateau qu’il s’appelle Personne… “Si quelqu’un te demande qui t’a fait cela, tu répondras que c’est Personne”...
— En effet, répondit Abel. Il n’y a pas un détail de cette histoire qui ne soit sujette à mille interprétations. Mais la plus simple est de se dire que, si le vin permet de s'évader, c’est qu'avec lui on peut endormir le monstre qui nous tient captif au fond d’une caverne. En quoi, il est plutôt un allié contre les forces obscures qui nous travaillent. L’important, pour aller mieux, est de commencer par avoir du respect et même de l’amitié pour son symptôme.
Je voyais dans le noir le sourire d’Abel, et il était facile de deviner qu’il s’adressait à moi.
Nous sommes donc repartis. Il y avait des chats qui couraient dans la rue en pente, entre les murs des maisons qui paraissaient en ruines. Mais des fenêtres restaient éclairées, derrière lesquelles on entendait des voix. Dans la chambre immense, notre lit semblait perdu comme un esquif au milieu de la mer. Nous avions l’habitude de dormir avec les fenêtres grandes ouvertes sur les gorges du torrent que les façades du village dominaient de très haut, au risque que notre sommeil soit troublé par les chauves-souris.
Transportée à Saorge. Je vois les pierres, certaines maisons que j'aime et dans lesquelles j'ai vécu de merveilleux moments et que tu ne connais pas... mais qui sont devenues le décors de ma lecture de ton texte... magie de la relation indicible entre l'écrivain, le texte écrit et le lecteur... tant de mondes qui s'entremêlent...
RépondreSupprimerLes lieux nous relient. Ce sont des biens communs. Comme les œuvres d'art. Comme les mythes dont tu fais des contes
SupprimerTout à fait, ils sont des éléments tangibles de l'universalité et de l'intemporalité constitutives des contes.
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