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Estenc

1.

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation.


Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai pu me décider. J’avais demandé à Zoé de me réserver l’un des petits chalets en bois blond que ses parents ont fait construire, au fil du temps, pour s’ajouter à l’accueil de la ferme, et que je connaissais pour y avoir effectué de nombreux séjours. Des maisons de poupées où nous avions nos habitudes. Où nos enfants avaient chaussé leurs premiers souliers de marche. Où, de mon côté, j’avais eu le temps de lire une bonne partie de la Divine Comédie en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset. Et j’avais dans l'idée d’y passer deux ou trois nuits, pas plus, mais le réconfort moral que j’y ai aussitôt trouvé, et qui était pour moi tellement inattendu, m’a fait y demeurer pendant plusieurs semaines.


Un voyage en voiture, le plus souvent dans les Alpes, puis un séjour à Estenc: tel fut le programme de nos vacances d'été durant toute la période où nos enfants ont voyagé avec nous, et nos habitudes n’ont pas beaucoup changé par la suite, si ce n’était qu’à présent nous étions deux, tandis qu’auparavant nous étions quatre, comme les Beatles dont les chansons que nous répétions avec eux, parmi d’autres musiques, nous accompagnaient partout où nous allions sur les routes, le plus souvent au hasard. Et ce n’est pas que nous nous soyons abstenus de voyager ailleurs, mais les autres voyages étaient réservés à d’autres moments de l'année. À quoi je dois ajouter que le thème de la montagne était porté par Louise, qui avait séjourné à Estenc déjà lorsqu'elle était enfant, tandis que celui des voyages en voiture était de ma propre inspiration. Et ces deux thèmes se combinaient pour former ensemble une seule composition, que nous interprétions de nouveau chaque été avec d’infimes variations, et qui était comme notre chef d’œuvre, l’apanage (ou le blason) d’une famille heureuse, à ceci près qu’une famille heureuse ne dure qu'un moment, et que l’intuition de sa fin nous avait habités, Louise et moi, dès que nos enfants ont commencé à voyager sans nous, vers d’autres destinations, avant de m’obséder de manière plus sourde et douloureuse dans les dernières années qui ont précédé la maladie de Louise, et la noirceur de cette idée (ou de cette prémonition) était telle alors, et tellement irrationnelle, que je n’en disais rien.


2.

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateurs français, reste pour vous une énigme, non pas nécessairement le plus génial, mais celui dont vous avez découvert les premiers films quand vous étiez très jeune, et dont vous avez suivi la carrière avec une curiosité jamais démentie, jusqu'à sa mort prématurée à Los Angeles (qu’allait-il faire là-bas?), et même encore après sa mort, revenant sans cesse sur les mêmes films, jusqu'à pouvoir en reconstituer de mémoire chaque scène, chaque réplique des dialogues, comme si cette œuvre, dans ses méandres, ses aléas, n’avait cessé de vous parler sans que voyez capable de dire ce qu’elle vous disait au juste.


Le soir, à l’heure du dîner que nous prenons en commun, j’écoute les propos qu’échangent entre eux les vrais randonneurs. Je connais les lieux qu’ils évoquent, ou je crois les connaître, mais je ne suis plus en âge de courir les cimes. Le matin, aussitôt qu’ils sont partis en file indienne sur le chemin de l’Estrop, où d’abord ils auront à traverser des éboulis sur une pente qui vous donne le vertige, je descends en autobus au village voisin. J’achète des journaux, je visite le cimetière, j’inspecte le lavoir, je vais m’asseoir à l’église. Puis, je reviens sur la place où il y a une terrasse de café ombragée d’une treille. Ma pensée les accompagne, je veux parler des randonneurs. Je connais le soleil qui leur brûle la nuque. Les troupeaux de moutons que gardent des patous habitués au loup. Le ruisseau qui serpente entre les herbes et les cailloux. Le rocher gigantesque à l’ombre duquel ils pourront se reposer. Le ciel est alors d’un bleu éclatant, mais à peine auront-ils le temps de parvenir au col que des nuages se détacheront des cimes et rouleront vers eux.


Le tonnerre ne se fera pas entendre ici, au creux de la vallée, avant le milieu de l’après-midi. Vous en serez alors à remonter vers le hameau, en marchant sur le bord de la route. En vous arrêtant devant les jardins plantés de fleurs et de légumes que vous rencontrerez. En attendant la pluie. Il sera bien temps alors d’arrêter une voiture.


3.

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit, Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dite, au tout début d’un après-midi brûlant. Elle monte l’escalier de bois et elle entre dans la salle à manger comme on ne peut pas faire autrement quand on arrive à l’auberge. Et comme celle-ci est déserte, et comme elle n’a pas annoncé sa venue, elle cherche quelqu’un à qui parler. Elle hésite. Puis, comme elle entend du bruit dans la cuisine, elle en pousse la porte, et là elle découvre une solide matrone occupée à faire la vaisselle. Alors, elle pose son sac à dos et elle reste plantée, debout sur le seuil, sans oser rien dire.

La femme penchée sur l’évier continue sa besogne, elle ne se retourne pas. Eulalie ne sait pas si elle l’a entendue. Et encore qu’elle voudrait se montrer polie, aucun mot ne lui sort de la bouche. L’instant se prolonge. Dans la grosse chaleur de l'été, on entend le bruit de la vaisselle et les mouches qui volent. Jusqu’à ce qu’enfin, la vieille femme tourne la tête vers elle, non pas jusqu’à la faire entrer dans son champ de vision, juste un léger mouvement de tête, le regard dans le vide, et elle dit, Tu vas me regarder longtemps? Puisque tu es là, rends-toi utile. Et, cette fois, d’un geste de la main, elle lui tend un torchon. Et Eulalie s’avance alors et elle dit, Bien sûr Madame, bonjour Madame, je m’appelle Eulalie, avec son joli accent espagnol, rien de plus, et elle commence à essuyer les assiettes et les plats à côté de la matrone qui pourrait être sa grand-mère et qui continue d’en laver d’autres, à grande eau qui coule de l’unique robinet et qui est fraîche comme celle d’un torrent.

Et l’histoire se termine en disant qu’on ignore ce que les deux femmes se sont dit dans le long moment qui a suivi, sans que la vieille femme se tourne davantage vers elle, comme si elle n’avait pas eu besoin de la voir pour juger à qui elle avait donc affaire, mais le fait est qu’Eulalie ce jour-là, parmi tant d’autres aventures dans sa vie, après tant de voyages, a trouvé sa maison.


4.

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque-là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mais il arrivait qu’on la voie sourire et hocher la tête, et on comprenait alors que cette petite ville à la frontière du Mexique qui était évoquée dans le récit d’un voyageur, elle la connaissait, on comprenait qu’elle voyait très bien où se trouvaient la place de l’église où l’inconnu racontait être arrivé un jour, et cet endroit reculé de la ville où on pouvait louer des chambres au-dessus d’un café dont l’unique lanterne éclairait la rue. Et autour d’elle on échangeait des sourires. Et si Zoé se trouvait là, elle aussi, on l’interrogeait du regard, mais Zoé ne savait que répondre. Elle paraissait elle-même surprise. Elle semblait dire, Oh, mais moi aussi j’ignorais que ma mère était allée là-bas, dans son ancienne vie. Je l’apprends en même temps que vous. Mais, après tout, ce n’est pas la première fois. Elle a voyagé dans tellement d’endroits, en compagnie de qui et pour vivre de quoi, je ne veux pas l’imaginer, il ne m’appartient pas de le savoir. Tandis que maintenant, dans ces moments de veillée, où les uns commandaient une autre carafe de vin tandis que les autres préféraient des tisanes, on ne la voyait plus. C’était Zoé seule, la beauté de Zoé, la jeunesse de Zoé, qui occupaient la place de sa mère en même temps que la sienne. Avec une connaissance plus complète et plus précise encore des cimes et des sentiers alentour. De la faune et de la flore locales. Des dangers climatiques.

Pas une fois Eulalie n’est apparue, je veux dire lors de mon premier séjour qui n'a duré qu'une semaine, au début du printemps. Mais je suis revenu au mois de juin pour rester cette fois tout l’été, et au milieu de juillet, il y a eu un soir où elle a quitté sa vaisselle pour s’asseoir avec nous. Elle s’est assise sur une chaise, à côté de la mienne, sans paraître me voir, sans me faire aucun signe. Sans doute avait-elle été attirée par la musique. Une jeune italienne jouait du banjo en chantant d’une voix douce et nonchalante, à la manière de Pete Seeger. Et quand elle en fut à Summertime, le regard d’Eulalie a rencontré le mien, et sans savoir si elle me reconnaissait, sans savoir si elle m’avait reconnu parmi les autres, je lui ai murmuré, J’ai appris pour Émile. À quoi elle m’a répondu, J’ai appris pour Louise.


5.

J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit, Cette fois, vous n'êtes pas armé. Il a répondu, Il faut croire que non. Puis, après une hésitation, il a ajouté, L’autre jour, en Italie, je vous ai menacé? C'était une question. J’ai dit, Vous brandissiez une arme. Et lui, Oui, c’est vrai. J’étais sous un tunnel et je brandissais une arme.

Je me souviens mal de ce que nous nous sommes dit encore. Quelque chose comme:

LUI: Vous allez remonter à Estenc?

MOI: Oui, oui, dès ce soir. Ils m’attendent là-bas.

LUI: Je crois que ces deux femmes vous aiment bien.

MOI: Elles sont charmantes.

LUI: C’est drôle, parfois je vous imagine en train de voyager à l’autre bout du monde. Je vous vois déambuler la nuit dans une ville asiatique. Vous lisez les annonces des enseignes lumineuses qui clignotent et mélangent leurs couleurs, puis vous vous arrêtez sous un toit de tôle où on fait la cuisine pour manger quelque chose.

MOI: Je vois les marmites qui fument, les couleurs des poissons, les crevettes qui sautent dans la poêle, les nouilles que l’on sert à foison en les élevant bien haut, comme des chevelures de sirènes. Peut-être est-ce aussi parce qu’il pleut.

LUI: Oui, maintenant, une pluie qu’on voit tomber sur une foule grouillante, où on hâte le pas et on rentre la tête. Où on joue des épaules sans rien dire pour se frayer un passage. Où des réplicants et des animaux esclaves se mêlent aux humains. Où on ne se connaît pas.

MOI: Puis qui vous fait lever la tête quand vous êtes à l’abri du toiton. Vous admirez alors les cordes luisantes qui strient l’obscurité du ciel entre les façades des tours aux fenêtres éteintes.

LUI: Mais c’est aussi, d'autres fois, au bord d’une route toute droite entre des champs de maïs, où vous semblez attendre le passage d’un autobus.

MOI: Cette fois, il fait une chaleur écrasante. On voudrait voir un orage rouler à l’horizon. Voire même un cyclone. Mais l’horizon est vide.

LUI: Vous avez retiré votre veste que vous tenez par le col et qui pend, vous avez défait votre cravate et votre chemise blanche est trempée de sueur. Vous vous essuyez la nuque avec un mouchoir. Vous avez soif. Il ne faudrait pas que l’autobus tarde trop.

MOI: Une route du Texas ou de l’Oklahoma.

LUI: Oui, dans un état du Sud.

MOI: Il semble que dans les derniers temps, vous ayez eu affaire dans cette région du monde.

LUI: Vous voulez dire que, dans l’image, ce serait moi plutôt que vous?

MOI: Ce n'est pas impossible. Encore que parfois les paysages se ressemblent.


Voilà le genre d’échange que nous avons eus à plusieurs reprises dans les semaines et les mois qui ont suivi. Dans différents endroits. Bien sûr, je n’en ai parlé à personne. Je ne tenais pas à ce qu’on me prenne pour un fou. Et cela n’aurait servi à rien. Deux ou trois fois au cours de ces échanges, j’ai glissé le nom de Jean-François Heubert. Il m’a répondu qu’il ne connaissait pas cet homme. Qui était-il? J’avais le sentiment alors de savoir mieux que lui qui il était, mais je pouvais me tromper. Que c’était un fantôme ne faisait guère de doute, mais il pouvait n’être pas celui d’un assassin. Et puis, j’avais d’autres sujets en tête.


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