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Un médecin de campagne

On disait qu’il ressortait, la nuit, pour parcourir les routes. La voiture était la sienne. Il la sortait de son garage, des voisins entendaient le bruit de son moteur dans la rue étroite. Puis, il filait sur les routes, à grande vitesse, toujours seul. On n’en a jamais su davantage, ce qui n’a pas empêché de beaucoup parler. Et le matin, à l’heure où débutaient ses consultations, il était de nouveau là, en blouse blanche. Il vous recevait avec toujours une cigarette au coin des lèvres, les yeux noirs, et personne ne s’est jamais plaint qu’il ne lui eût pas accordé l’attention qu’il fallait, ni qu’il se soit trompé dans les remèdes qu'il prescrivait, le pharmacien en est témoin. Il écoutait, il parlait peu. Il était sans doute celui qui en savait le plus sur nous, les gens du village, personne pourtant ne s'est jamais plaint qu’il ait trahi aucun secret, la nature de sa maladie ou celle de sa femme, ou celle de ses bêtes.

Il fréquentait le Café de la Poste aussi bien que les autres notables du canton et que les voyageurs de commerce. Il lisait les journaux, il acceptait de se joindre à une partie de cartes ou de billard quand on l’y invitait, il lui arrivait même de sourire aux plaisanteries grivoises qu’on y faisait. Puis, quand l’horloge sonnait huit heures, immanquablement, il levait les yeux vers elle et il prenait congé. Soir après soir, à la même heure, il s’en retournait chez lui, dans la petite maison où il avait aussi son cabinet et son garage, et où la bonne lui avait préparé son dîner. 

Avouerai-je qu’il nous est arrivé de le suivre discrètement dans les rues désertes, en nous bourrant les côtes, en pouffant de rire, des fois qu’il aurait étranglé une petite vieille au passage, dans l'encoignure d’une porte, ou qu’il se serait envolé dans les airs, comme une chauve-souris pour rejoindre son repaire de décombres. Mais non, rien de semblable ne s’est jamais produit. Et les ragots auraient fini par s'éteindre s’il n’y avait eu, hélas, cette série de crimes atroces qui furent commis dans des fermes, la nuit, au milieu de cette campagne plate, gorgée de pluie, où les chiens aboient, loin de chez nous.

On ne l’a jamais sérieusement inquiété. Les gendarmes ont sonné à sa porte, ils l’ont interrogé chez lui, comme ils ont fait pour d’autres habitants du village, sans que rien ne filtre de ces entretiens, et puis un jour on a su qu’ils avaient arrêtés deux types à demi-fous qui venaient de l'autre côté de la frontière, qui avaient volé une voiture et qui dormaient dans cette voiture, au bord des routes. Au Café de la Poste, la nouvelle a fait sourire, on a dit que les deux gaillards bourrés d’alcool et de divers autres produits tombaient à point. Il fut néanmoins prouvé qu’ils avaient dévalisé deux ou trois stations-service. Qu’ils avaient volé le ciboire d’une église qu’ils auraient eu beaucoup de mal à revendre. On les avait signalés dans les jardins publics, assis devant les balançoires des enfants, auxquels ils proposaient des pop-corn en leur faisant de grands sourires malgré leurs dents gâtées. Et le fait est qu'après leur arrestation, les crimes ont cessé. Ainsi, il a pu continuer de pleuvoir sur les champs de betteraves et les chiens d’aboyer la nuit comme s’ils avaient vu la Diable. Pour autant, dans les mois qui ont suivi, malgré toutes ces preuves contraires, notre médecin a bien senti qu’on se méfiait de lui, qu'on ne voulait plus de lui, qu'il n'avait plus sa place. Au Café de la Poste, on ne lui proposait plus de rejoindre aucune partie de cartes ni de billard. Les clients se faisaient rares. On préférait prendre l'autobus pour aller au village voisin où une jeune femme, qui venait de s'installer, faisait très bien son travail en même temps qu'elle était plus aimable que lui. Sa salle d'attente s'est vidée. Si bien qu'un jour, il a donné congé à sa bonne et il a disparu, à bord de son automobile, sans dire au revoir à personne.

On est resté sans nouvelles de lui pendant plusieurs années. On ne pensait plus en avoir. Puis, un jour, l’assistante du pharmacien nous a dit qu’elle l’avait vu dans une fête foraine. C'était dans une petite ville du nord de l’Italie où elle était de passage avec un amoureux. Il avait empilé deux caisses devant l'entrée d’une baraque, et il vendait des flacons d’une potion pour faire pousser les cheveux et redonner de la vigueur aux vieux maris. Quelqu’un lui a demandé si elle était entrée dans la baraque, et comme elle a répondu que non, nous avons imaginé que peut-être elle y aurait trouvé, figé dans la pénombre, devant un rideau cramoisi, l’Homme Fil de Fer ou Elephant Man.

Commentaires

  1. Sûr que c’était lui. J’ai toujours pensé que ce type était bizarre !

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  2. Pour te répondre, je suis en train d'inventer la suite et fin. Elle ne devrait plus tarder 🙏

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  3. Voilà !

    On ne l’a jamais inquiété sérieusement. Les gendarmes ont sonné à sa porte, ils l’ont interrogé chez lui, comme ils ont interrogé d’autres habitants du village, sans que rien ne filtre de ces entretiens, et puis un jour on a su qu’ils avaient arrêtés deux types à demi-fous qui venaient de l'autre côté de la frontière, qui avaient volé une voiture et qui dormaient dans cette voiture, au bord des routes. Au Café de la Poste, la nouvelle a fait sourire, on a dit que les deux gaillards bourrés d’alcool et de divers autres produits tombaient à point. Mais il fut prouvé qu’ils avaient dévalisé deux ou trois stations-service. Qu’ils avaient volé le ciboire d’une église qu’ils auraient eu beaucoup de mal à revendre. On les avait signalés dans les jardins publics, assis devant les balançoires des enfants, auxquels ils proposaient des pop-corns en leur faisant de grands sourires malgré leurs dents gâtées. Et le fait est qu'après leur arrestation, les crimes ont cessé. Ainsi, il a pu continuer de pleuvoir sur les champs de betteraves et les chiens d’aboyer la nuit comme s’ils avaient vu la Diable. Mais notre médecin a bien senti qu’on ne voulait plus de lui. Qu’au Café de la Poste, on ne lui proposait plus de se joindre à aucune partie de cartes ou de billard. Que les clients se faisaient plus rares. Et un jour, il a donné congé à sa bonne et il a disparu, à bord de son automobile, sans dire au revoir à personne.

    On est resté sans nouvelles de lui pendant plusieurs années. On ne pensait plus en avoir. Puis, un jour, l’assistante du pharmacien nous a dit qu’elle l’avait vu dans une fête foraine. C'était dans une petite ville du nord de l’Italie où elle était de passage avec un amoureux. Il avait empilé deux caisses devant l'entrée d’une baraque, et il vendait des flacons d’une potion pour faire pousser les cheveux et redonner de la vigueur aux vieux maris. Quelqu’un lui a demandé si elle était entrée dans la baraque, et comme elle a répondu que non, nous avons imaginé que peut-être elle y aurait trouvé, figé dans la pénombre, devant un rideau cramoisi, l’Homme Fil de Fer ou Elephant Man.

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  4. Je suis bastian contrari : je préférais la première version ...

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  5. Oui, mais c'est trop tard, si elle te plaisait, fallait le dire avant. Je réponds à la clientèle, tu comprends !

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  6. Le doute plane toujours et le mystère s’accroît. C’est encore mieux !

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    1. Pas d’accord ! Pour moi le mystère c’est quand on en sait peu. Et ça suffit amplement !

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  7. Dans ce texte, on aura reconnu les citations de: Robert Desnos, pour la Chauve-souris et son repaire de décombres; Truman Capote, pour le duo d’assassins hérité de De sang-froid; Georges Simenon et Claude Chabrol, pour Les fantômes du chapelier; David Lynch, pour Elephant Man. Ainsi que, dans le canon Nice-Nord, Le Maître de piano, dans Arsène et Elvire, pour les virées nocturnes et solitaires en voiture, et Une attraction de foire, dans Neige et sable, pour l’attraction de foire.

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