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L'étrangère

C'étaient une mère et ses deux filles, accompagnées d’une gamine d’une dizaine d’années dont on devinait qu'elle était l’enfant de la fille aînée mais qui était en dialogue avec sa tante. Celle-ci devait avoir guère plus de vingt ans, et elle attirait le regard du jeune homme venu s'asseoir à une table voisine. Il faisait nuit, il était tard, depuis longtemps les enfants auraient dû être couchés, mais la chaleur était telle qu’on repoussait le moment d’aller s'étendre sur son lit, pour rêver de cascades sans trouver le sommeil.

Martin avait dîné sur une plage, en compagnie d’un petit groupe d’amis qu’il retrouvait après plusieurs années. Il avait fait ses études supérieures à Paris, il les avait poursuivies par une série de stages à Berlin puis à Londres, ensuite à Singapour, et cet été-là, il était revenu à Nice pour loger dans un petit appartement qui avait été celui de sa grand-mère et qui était situé quelque part dans les quartiers nord, loin des touristes. 

Il était remonté à pied pour dissiper en marchant les vapeurs des deux ou trois verre de vin rosé dont il avait accompagné des gambas grillées, mais, arrivé sur l’avenue Malausséna, il lui restait encore un long chemin à parcourir pour arriver chez lui, et comme il était inondé de sueur, il avait avisé la terrasse de ce glacier qui faisait un îlot de lumière dans l’obscurité de la nuit moite et épaisse comme de l’encre. Alors, il avait traversé la chaussée déserte, il avait fait la queue au comptoir pour commander une glace et, à présent, il était assis à une table près de celle où se trouvaient installées les trois femmes et l’enfant. 

La mère et la fille aînée parlaient ensemble, et elles parlaient aussi au patron du glacier, sorti sur la terrasse, qui semblait les connaître, tandis que la plus jeune ne parlait qu’à l’enfant. Et celle-ci ne s’adressait qu’à elle. Elle se tenait debout devant sa tante, et leurs mains se joignaient dans un geste patient et tendre qui faisait s'entrelacer leurs doigts. Ou plutôt, l’enfant parlait à sa tante, et celle-ci lui répondait de façon distraite. Tandis qu’elle était assise, les mains dans les mains de l’enfant, elle regardait ailleurs, dans le vide. Martin était ému par sa beauté. Et tout de suite, il s’est dit qu’il l'avait vue en portrait, peinte sur un tableau de l’école flamande.

Ce glacier est repris du chapitre 13 d'Arsène et Elvire

Les époux Arnolfini, par Jan van Eyck

Commentaires

  1. Oui, tu as raison, c'est bien le chapitre 13. Je corrige

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  2. Quel est le rhizome de ces champignons?

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  3. Curieusement, ma note d’aujourd’hui, sur La musique comme danse, n’est pas sans rapport, dans mon esprit au moins, avec cette fiction en tant qu’elle touche au réel sur plusieurs points qui concernent le corps: la chaleur dans la nuit, l’apparence physique de la jeune tante, et l’entrelacement des mains qui se tiennent.

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