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L'étrangère (2)

Martin termine son séjour sans les revoir, après quoi il est difficile de savoir s’il invente la suite de l’histoire à partir du peu qu’il a vu à la terrasse du glacier, ou si les évènements se produisent en effet, dans le monde de l’histoire, voire peut-être dans le monde réel, ce qui ne fait d’ailleurs pas une grande différence. Il a ses occupations, il se passe différentes choses dans sa vie, il n’est pas du tout obsédé par ces femmes et l’enfant, de même faut-il s’ôter de l'esprit qu’il serait amoureux de la plus jeune des deux sœurs, la question n’est pas là. Il parle de quelque chose comme une boîte à chaussures à l'intérieur de laquelle on aurait déposé la chaleur de la nuit, la terrasse du glacier, les trois femmes et l’enfant, dont l’une est sa tante et lui abandonne sa main tandis qu’elles se parlent, et la ressemblance de cette jeune tante avec une riche dame peinte sur un tableau des primitifs flamands. Vous pouvez mettre ces différents éléments dans l’ordre que vous voulez, dit-il à ses amis quand il revient sur cette étonnante rencontre, vous les réunissez dans la boîte et vous refermez le couvercle. Dans l’obscurité de l'intérieur de la boîte, comme dans cette nuit d'été où je remontais de la plage, vous verrez comment ils se débrouillent, comment ils s’arrangent. Je n’avais pas besoin de rien inventer, il suffisait que le hasard les ait fait se rencontrer sous mes yeux.

Il raconte cela au hasard de ses voyages d’affaires aux quatre coins du monde. Dans la journée, les gens comme lui négocient dans des bureaux de gratte-ciels aux quatre coins du monde, des rachats, des cessions de parts, des prises d'intérêts, ils sont adversaires, ils s’abritent derrière des chiffres qui s’affichent sur les écrans de leurs ordinateurs, mais ensuite, le soir, ils se retrouvent à quelques-uns à l'étage le plus haut de l'hôtel, sur le toit où il y a une piscine dont l’eau bleutée regarde le ciel étoilé derrière les vitres. Ils sont sept ou huit représentants de diverses compagnies, venus de différents pays, et alors ils ne sont plus adversaires du tout, ils boivent des whiskies ou des gin-Martini avec une olive, ils ont sommeil, ils résistent au sommeil, ils écoutent Donna Summer diffusée par des haut-parleurs invisibles en musique de fond, ils s’observent, ils ont envie de danser, ils comparent leurs cartes de visites, ils citent les marques de leurs vêtements, ils retirent une chaussure pour en montrer l’intérieur, ils livrent des anecdotes salaces sur les responsables de leurs entreprises respectives, ils parlent d’espionnage industriel, ils parlent de sport, ils se demandent qui va coucher avec qui, dans l’attente ils se racontent des histoires de fantômes, et c’est alors que Martin raconte la sienne.

Il se demande sur quel tableau il a pu voir le modèle (ou l'ancêtre) de la jeune tante, dans quel musée, et il se demande s’il est possible que cette personne soit dans l'ignorance totale de ce lointain modèle. Ces questions-là, il les garde pour lui mais il est vrai qu’il y songe quelquefois, par à-coups, quand il regarde par le hublot de son avion qui est prêt à décoller, en bout de piste, quand l'hôtesse vous a fait attacher votre ceinture et que le pilote emballe le moteur avant de lâcher toute sa puissance et de s'élancer, et aussi quand il est dans son bain, quand il ressort la nuit pour acheter des bonbons parce qu'il est en manque et qu'il est déprimé. Il se demande si elles retournent s’asseoir quelquefois à la terrasse du glacier de l’avenue Malaussena, maintenant que c’est l’hiver. Le patron avait l’air de les connaître. Il suffirait peut-être de l’interroger. Il sera de retour à Nice l'été prochain.

Commentaires

  1. Texte très étrange, compliqué. J'avais déjà trouvé compliquée la première phrase du précédent: "C'étaient une mère et ses deux filles, accompagnées d’une gamine d’une dizaine d’années dont on devinait qu'elle était l’enfant de la fille aînée mais qui était en dialogue avec sa tante. " que j'ai dû relire deux fois. Mais j'aime bien, finalement. Il y a du Louise Bourgeois là-dedans 🙂

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