Nous devions imaginer chaque fois une nouvelle destination pour nos promenades en voiture, ce qui n’empêchait pas que certaines se répètent. Celle de Saint-Tropez marquait le début de la saison d’automne. Nous aimions retrouver le port quand les touristes étaient partis, les terrasses de cafés désertes et les plages vides derrière leurs forêts de roseaux.
Nous avions passé l'été sans nous voir. Début juillet, Dominique allait chercher la fraîcheur dans une maison qu’elle possédait en Savoie, où ses enfants et ses petits-enfants venaient la rejoindre et où Gérard avait gardé sa chambre. Je ne l’appelais pas avant son retour à Nice, courant septembre. C'était elle qui donnait le signal. Et alors, de nouveau, nous prenions rendez-vous pour nous offrir une escapade d’un jour ou deux, qui pouvait nous conduire jusqu'à Arles ou en Italie.
Elle m’avait fait quelques visites à Nice, dans les années qui avaient précédé son départ de Paris. Le plus souvent, c'était moi alors qui faisais le voyage. Puis, quand les circonstances avaient voulu qu’elle quitte le magazine qu'elle avait contribué à créer vingt ans auparavant, elle m'avait rejoint. Et jamais il n’avait été question que nous habitions ensemble, mais dix mois par an nous avions plaisir à nous retrouver, quand l’envie nous en prenait, pour dîner, pour écouter de la musique, pour visiter des expositions et surtout pour nous promener à bord de ma voiture qui était aussi vieille que notre amitié.
Ce jour-là, le ciel était couvert et nous ne souhaitions pas arriver avant la nuit à Saint-Tropez. J’avais quitté l’autoroute à Fréjus et nous poursuivions notre chemin avec obstination, sur la chaussée étroite et sinueuse, au pied des rochers rouges de l’Estérel. Et peut-être parce que le ciel et la mer semblaient se confondre dans des dégradés de gris, piqués par des mouettes que nous n'entendions pas, je me suis souvenu du film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud, pour lequel il m’arrivait de dire que j'avais une passion.
J’avais souvent rêvé d'écrire une nouvelle dans laquelle la trompette de Miles Davis, qui accompagne les déambulations nocturnes de Florence, le personnage interprété par Jeanne Moreau, se ferait entendre de la même manière qu’on voit, ou qu’on croit voir, le “petit pan de mur jaune” de Vermeer dans le récit de Marcel Proust, et bien sûr j’avais toujours échoué à le faire, si bien que j’avais renoncé, que j’avais voulu ne plus y penser. Et puis, quelques jours auparavant, le hasard m’avait fait découvrir, sur mon téléphone, une interview de Louis Malle où il raconte que le personnage de cette femme infidèle ne figure pas dans le roman de Noël Calef d’où le film est tiré, que c’est Roger Nimier et lui qui l'ont inventé au tout dernier moment, en écrivant le scénario.
Nous avions dépassé Sainte-Maxime quand j’ai fait part à Dominique de cette découverte. Et d’abord, elle s’est tue. J’ai insisté:
— Comment imaginer ce film sans le visage et les pas de Jeanne Moreau éclairée par les lumières des vitrines des Champs-Elysées, et sans le son de la trompette qui l’accompagne?
Elle s’est tue encore, comme si une idée toute différente lui traversait l’esprit. Puis, elle a dit:
— Rappelle-moi l'année.
— 1957. Le film sort sur les écrans en janvier 58, après avoir été tourné très vite à la fin de l’année précédente. Louis Malle a alors vingt-cinq ans. On a peine à l’imaginer.
— Et le personnage joué par Maurice Ronet…
— C’est un officier parachutiste de la Légion étrangère. Il revient d’Indochine.
Notre dialogue prenait un tour curieux. Il faisait nuit maintenant. Chacun regardait droit devant mais je connaissais sa bouche et le gris de ses yeux. Il m’a semblé alors que la nuit se déchirait. À propos de Billie Holiday, Françoise Sagan a dit que sa voix était celle de quelqu'un qui se déchire en chantant. La nuit faisait de même. Ma mémoire faisait de même. J’ai dit:
— La bataille de Diên Biên Phu date de 1954. Julien Tavernier s’est battu là-bas, il en est revenu. Mais, en 1957, un autre épisode commence.
J’ai hésité. Elle a attendu. Une phrase se formait dans ma tête. Je me suis aperçu que je pouvais réciter mot pour mot quelque chose comme une leçon d’histoire que j’aurais apprise par cœur. J’ai dit:
— L’armée divise la ville en secteurs et ceinture les quartiers musulmans. Elle procède à des arrestations massives, elle interne les détenus dans des centres où l'on recourt à la torture pour obtenir des informations qui s'avèreront le plus souvent inutiles. Qui n'empêcheront pas qu'on perde la guerre. Julien Tavernier aurait pu en être.
Il ne manquait, en surimpression, que les images en noir et blanc des fusillades de rues. Cette fois, elle s’est tournée vers moi. Elle a dit:
— Tu n'étais plus alors en Algérie?
J’ai répondu que j’avais quitté Alger en 1955 avec mes parents. Que j’avais alors seize ans, mais que tout le reste de ma famille était encore là-bas. Et que le frère de mon père était parachutiste.
J’ai rédigé plusieurs versions de cette note pendant les deux jours qui ont suivi. J’utilisais un carnet à anneaux de la marque Filofax que j’avais acheté à Saint-Tropez quelques années auparavant. C'était dans une boutique de luxe où Dominique avait acheté un plaid. Elle m’a regardé écrire sans me poser de question. Elle a lu un roman, de son côté, en fumant des cigarettes. Elle a écrit des lettres en fumant d’autres cigarettes. Nous avons marché sur les plages où il pleuvait. Mon Kway était bleu et le sien vert olive. Le soir, nous buvions du vin blanc. Le patron nous a dit que nous serions les derniers touristes, cette année-là, avant que l’hôtel ne ferme. Puis, à notre retour vers Nice, comme nous passions devant l’aéroport, elle m’a demandé si je pensais en avoir fini avec cette vieille nostalgie. Elle ne m’a pas dit laquelle. J’ai répondu que non.
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