Depuis que Pereira était médecin dans cet endroit de la ville, il pleuvait toujours. Ou, s’il ne pleuvait pas, le ciel était sombre, la pluie menaçait. Toujours l’hiver ou, si ce n'était l’hiver, l’automne ou le tout début du printemps. Son cabinet était au deuxième étage d’un immeuble bourgeois, sur un boulevard où le trafic était incessant. Son appartement ouvrait sur le même palier. Il lui suffisait de traverser le palier pour passer de l’un à l’autre. Et il se disait bien qu’il ne devait pas toujours pleuvoir. Que c'était impossible. Il cherchait à se rassurer, il se disait que c'était à cause des platanes dont les feuillages offusquaient ses fenêtres. Mais à l’automne, les platanes perdent leurs feuilles, il en avait conscience. Depuis combien d'années était-il médecin dans ce même endroit de la ville? Il ne s’en souvenait plus. Il avait dû être jeune, lui aussi. Il avait bien dû faire des études, voyager, connaître d’autres pays, traverser des jardins ensoleillés où flottaient des parfums de cacahuètes grillées, où il y avait des bassins, des fontaines, des eucalyptus majestueux et des magnolias où des oiseaux aux plumes colorées veillent dans l’ombre, il l’imaginait sans peine mais il ne s’en souvenait pas.
Pereira dans son métier était impeccable. Il n'était encore jamais arrivé qu'un patient ou qu’un pharmacien se plaigne de lui. Qu’il se soit trompé, qu’il ait oublié quelque chose. Il n’avait pas d’ordinateur, il continuait de rédiger ses ordonnances à la main, avec un vieux stylo à bille Sheaffer en argent, mais ses prescriptions étaient exactes. Le Vidal posé à droite de son sous-main semblait s'ouvrir tout seul à la bonne page quand il y cherchait le dosage exact d’un médicament. Il raccompagnait ses clients à la porte, il les rassurait encore quand ils étaient sur le palier, avant de refermer la porte, il n’avait pas de secrétaire et aussitôt qu’il se retrouvait seul, il allumait une cigarette. Il allait ouvrir la fenêtre qui se trouvait derrière son bureau pour faire sortir la fumée, et inévitablement il s’appuyait alors sur le garde-corps en fer forgé et, quand c'était le printemps, son visage touchait presque le feuillage des platanes. Lorsque c'était l'été, il ôtait sa veste, il retroussait les manches de sa chemise, et il se disait que son père avait fait pareil avant lui, le même geste de s’appuyer des deux bras sur le garde-corps métallique pour regarder la rue en fumant une cigarette, mais Pereira ne sait plus dans quelle ville se déroulait cette scène, dans quel endroit du monde. Il se souvient des jardins. Les magnolias formaient des dômes de feuillages si touffus que dessous il faisait presque nuit, et toujours il y avait un tuyau d’arrosage qui se vidait dans la rigole. Mais la plupart du temps, il n’a pas le temps de finir sa cigarette. Déjà on sonne à sa porte, alors il écrase sa cigarette dans le cendrier qui reste posé sur la margelle, il déroule ses manches et il enfile sa veste. Et parfois, quand il ouvre la porte, il se demande si ce ne sont pas deux policiers qu’il va trouver derrière, ou deux de ces hommes en civil qui se prétendent chargés du maintien de l'ordre.
Les hommes d’Orengo avaient pris le pouvoir sur la ville, ils y faisaient régner la terreur, on parlait d'exactions, d’enlèvements, d’assassinats, d’actes de torture qu’ils commettraient en toute impunité, la nuit, mais Pereira ne sait pas s’il s’en souvient ou s'il invente. Il ne manque pas de souvenirs mais il ne sait jamais s'il s’agit de souvenirs de choses qu’il a vécues, ou qu'on lui a racontées, ou qu’il a rêvées, ou qu’il a vues au cinéma. N’en reste pas moins que les jardins, même en plein jour, ne sont plus sûrs. Que leurs bancs servent de points de rendez-vous aux terroristes, dit-on. Des hommes bruns et maigres, assis sur les bancs, qui ont quitté leurs savates et qui machouillent des bâtons de réglisse. Des jardins où il y a des enfants qui jouent et des animaux qui marchent parmi eux, peut-être des cigognes.
Il serait faux de croire que Pereira ne sort pas de chez lui. Chaque soir, après dîner, il tente une sortie et chaque fois il essaie de s’approcher davantage du centre-ville, mais le plus souvent il semblerait qu’il n’aille pas plus loin que deux ou trois pâtés de maisons, qu’il suive la même voie de chemin de fer qui traverse les quartiers nord, qu’il passe devant le même théâtre dont il lit le programme affiché sur la porte. Et même il arrive qu’il attende là, dans l'encoignure d'une porte, que le public en sorte, et même qu’il suive alors tel jeune couple qui s’en éloigne, enlacé et rieur, comme pour essayer de se convaincre qu’il devine les propos qu’ils échangent, comme pour essayer de se souvenir qu’il a connu, lui aussi, de tels moments de grâce.
L’une s’appelait Olga. Elle fréquentait elle aussi la faculté de médecine où elle était connue comme la fille de l’un de ses plus éminents professeurs. Olga a été la première à s’engager en faveur de la cause, et le professeur Mondoloni lui a dit d’un ton sévère qu’il était loin de partager son enthousiasme. Il ne lui a pas parlé des dangers qu’il avait très probablement en tête, il lui a seulement dit qu’il ne croyait pas une seconde au bien fondé de la prétendue révolution nationale, mais après cela, il n’est plus jamais revenu sur le sujet et il l’a laissé faire. “Il ferme les yeux”, disait leur entourage. Ils habitaient seuls dans un grand appartement. Ils dinaient ensemble, puis le professeur Mondoloni allait s’enfermer dans son bureau tandis qu’Olga allait s’enfermer dans sa chambre. Mais il arrivait qu’ensuite, Olga reçoive des visites. Elle allait chercher ses jeunes visiteurs à la porte, un à un, et elle les entraînait dans sa chambre. Mais il arrivait quelquefois qu’ils soient si nombreux qu’ils devaient investir le salon. Alors, il arrivait aussi que le professeur Mondoloni traverse le salon, et il ne faisait pas mine alors de ne pas les voir. D’un geste de la main, il leur faisait signe de rester assis. Et il arrivait même qu’il s’adresse à l’un d’eux en l’appelant par son nom. “Vous êtes ici, Chalot? Vous êtes ici, Brizzi? Inutile que je vous rappelle la date du concours”. Et il passait, un fin sourire aux lèvres et un air un peu triste. La scène était devenue légendaire. Il y avait ceux qui étaient amoureux d’Olga parce qu’ils admiraient son père, et il y avait ceux qui finissaient par admirer le père parce qu'ils étaient amoureux de sa fille. Les uns et les autres se répétaient à l’oreille: “Ils ne peuvent pas s’en prendre à lui, Mondoloni est intouchable”. Mondoloni pouvait-il ignorer que sa fille empilait dans sa chambre des cartons pleins de matériels de propagande? Elle ne les cachait même pas.
Tabucchi x Ollier :-) J'aime beaucoup, surtout la première partie, ce qui ne t'étonnera pas. Une petite remarque cependant : vu comme ils sont décrits, je me demande si tes "terroristes" ne mâchouillent pas autre chose que de la réglisse...
RépondreSupprimerDans mon souvenir, la bâton de réglisse était un signe de reconnaissance. C'est ce qu'on m'a dit, et tel que tu me connais, tu sais que la précision du souvenir m'importe plus que la vérité historique des choses.
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