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Damien Norfolk

1.

Bruno est le patron d’un petit garage automobile sur l’avenue Cyrille Besset. Je passe devant plusieurs fois par jour. Malgré son nom, l’avenue Cyrille Besset n’est, sur ce tronçon, qu’une petite rue qui s’élève en oblique dans le quartier nord, par laquelle je passe quand je reviens du centre-ville. La rue en pente et mal éclairée d’un faubourg. Bruno est le chef d’une équipe de cinq ou six solides bonhommes. Je ne lui ai jamais amené ma voiture qui ne sort presque jamais du parking de mon immeuble, mais je suis toujours très content de passer devant son garage. Le plus souvent, les ouvriers travaillent à l’intérieur, tandis que Bruno se tient sur le trottoir avec ses écouteurs aux oreilles, occupé à parler au téléphone avec des clients et des fournisseurs. Après ce premier contact, les clients lui amènent leur voiture pour que Bruno évalue les réparations qu'il faudra faire, et le temps qu'il lui faudra pour les faire, le prix qu'il leur en coûtera, tandis la voiture reste garée dans la rue étroite.

Bruno est jeune, un trentenaire pas très grand, mince et musclé, avec un regard à la fois aigu et souriant et souvent, quand je passe, je me dis qu'il a davantage de clientes que de clients, ou que celles-ci ont besoin de plus longues explications de sa part, plus complètes, plus précises, et que ces explications doivent être amusantes à entendre, puisqu'elles les font sourire. Et quand il est ainsi occupé, je me garde de le distraire, je passe sans l’interrompre dans ses négociations, sans même lui dire bonjour, mais il y a d'autres moments, l'après-midi surtout, où je le trouve assis sur l’aile d’une voiture, il prend l’air, il respire, et alors nous pouvons échanger quelques paroles anodines. Je lui dis que s'il continue à travailler autant il va devenir riche. Et lui me parle de la semaine de vacances qu’il a prévu d’aller passer en Corse avec sa femme et leurs enfants, à quoi je lui réponds: “Tu as raison, prends soin de toi, prends soin d'eux, profite de la vie.” Je le tutoie tandis qu'il continue de me vouvoyer parce qu'il a l'âge d'être mon fils, et j'ai l'impression que cela ne lui est pas désagréable que quelqu'un lui parle plutôt comme un père. Je ne lui reproche pas ses cigarettes mais je lui dis: “La Corse, c’est génial, mais une semaine, ce n’est pas beaucoup. Tu devrais prolonger.” Si bien qu’il passe au tutoiement, lui aussi. Il dit: “Oui, tu as raison, il faut que j’arrange ça.” Alors, je lui tape sur l’épaule et je continue mon chemin vers la rue des Boers qui est juste au-dessus.

Le garage et son jeune patron occupent une place importante dans ma vie. Le concept me fait sourire sans que je sache trop pourquoi. Me satisfait. Je trouve qu’il manquerait quelque chose d’important au monde que j’habite si le garage et son garagiste n’y figuraient pas, comme vous diriez d'un bougainvillier près de chez vous. Comme vous dormez mieux en sachant qu’il se trouve, pas très loin de chez vous, un hôpital ouvert, qui fonctionne jour et nuit, avec des personnes compétentes qui y circulent, vêtues de blouses blanches, prêtes à vous accueillir. Tandis que le garage, bien sûr, n’est pas ouvert la nuit. Il lui manquait cela. Mais mon imagination a fait en sorte de compléter le tableau.

J'étais allé au cinéma avec deux dames de mon âge, deux chères amies. Puis, après le cinéma, nous avons dîné en plein air, dans une rue étroite de la vieille ville. Un restaurant libanais. Il faisait chaud. La rue et la terrasse étaient envahies de touristes, mais nous étions chez nous. Et durant ce repas, j’ai bu deux verres de vin, seulement deux qui n’avaient été précédés d’aucun autre alcool depuis la veille. Mais je répète qu’il faisait chaud. Elles étaient près de chez elle tandis que moi, j'habitais à l’autre bout de la ville. “Tu vas prendre le tramway?” m’a dit Céline à la fin du repas. J’ai répondu que oui mais que je marcherai d’abord pour profiter de cette nuit qui était la première de l'été, et en sachant que la foule des touristes se ferait plus disparate au fur et à mesure que je monterais vers le nord. Et j’ai si bien profité de la nuit, que j’ai marché jusqu'à la place du Général de Gaulle, puis encore sur l’avenue Borriglione, qui était tout à fait déserte, et plus déserte encore l’avenue Cyrille Besset dans laquelle, après trois kilomètres, j’ai enfin bifurqué pour arriver chez moi. 

Je transpirais, j'étais épuisé, et si je n'étais pas ivre le moins du monde, j'étais proche du sommeil. Et c’est alors, en approchant du garage de Bruno, que l'idée m’est venue qu’il serait ouvert, éclairé dans la nuit, et que j’y trouverais Bruno occupé, tout seul, à régler le moteur d’une splendide Aston Martin. Et en même temps, a retenti dans ma tête le thème célébrissime des James Bond. 


2.

Je me suis avancé sur le seuil du garage. Le dos dans l’obscurité de la rue, la face dans la clarté jaune des lampes baladeuses. Je parle le premier, Bruno me répond.

— Qu’est-ce que tu fais ici?

— Tu vois, je travaille.

— À cette heure? Je ne savais pas que tu t’occupais de ce genre de voitures?

— J’ai commencé dans un garage de Londres quand j'étais jeune. On a dû le savoir.

— Et ça t’arrive souvent?

— C’est la deuxième fois, pour le même client. La première fois, c'était il y a cinq ans. Je ne m'attendais pas à le revoir.

— J’imagine qu’il paye bien?

— Très bien. Il me prévient par téléphone. Puis, il amène sa voiture à dix heures du soir et il revient la chercher à six heures du matin. Il insiste pour que je sois seul.

— C’est la même voiture?

— Pas la même voiture mais le même modèle.

— Tu règles le moteur?

— Je vérifie. J'écoute les bielles. Je vérifie les freins. La routine.

— Qui est ce type? Elle n’est pas un peu mystérieuse, ton affaire?

— Très mystérieuse, mais je t’ai dit, il paye bien.

— Je comprends. Tu fais ton métier. Eh bien, je te laisse travailler.

— Attends!

— …?

— Attends! C’est plus compliqué.

— Qu’est-ce qui est compliqué? Dis-moi ce qu'il en est, Bruno. Nous sommes seuls. Il transporte de la came, ton client? Des armes, un cadavre dans le coffre?

— Comme la première fois, la voiture est vide et d’une propreté parfaite.

— Alors?

— Alors, c’est quand il s’en est allé, dans les heures et les jours qui ont suivi. Je me suis fait des idées. Je passais mon temps à regarder mon téléphone. J’ai cherché toutes les informations possibles sur une affaire de crime dans laquelle je m'étais mis dans la tête qu’il était impliqué. J’ai failli devenir fou. Je sais que c’est stupide!

— Je ne sais pas si c’est stupide. J'aurais peut-être fait pareil. 

— Et maintenant, c’est de nouveau une voiture neuve. Pas de risque que je trouve, sur la carrosserie, des impacts de balles, ou une odeur d’opium sur le cuir des fauteuils, des cheveux de femme, le sang d’un cadavre dans le coffre, une facture d'hôtel dans la boîte à gants!

— Et si ce n’est plus la même voiture, tu ne peux pas t’empêcher d'imaginer que la précédente est tombée du haut d’une falaise, ou qu’elle a été broyée par un train quelque part au Pakistan. Ou qu’elle a explosé au milieu d’un marché.

— Exact!

— Et tu sais son nom?

— Il me laisse une carte…

Bruno tire une carte de visite de la poche de sa chemise et il me la tend. J’y lis un nom et un numéro de téléphone. Le nom — DAMIEN NORFOLK — semble inventé.

— J’imagine qu’il te paie en liquide?

— Même pas. Une heure après son départ, je reçois sur mon téléphone un avis de virement bancaire.

— Incroyable! Il n’y avait que toi pour me raconter une histoire pareille. Ton type, c’est James Bond?

— Oui, j’y ai pensé. C’est James Bond...

— Ou c'est le Samouraï!


3.

L’imagination de Bruno s'est mise en branle la première fois qu’il a eu à s’occuper de la voiture du prétendu Norfolk. Jamais personne jusque-là n'était venu lui confier un véhicule de ce prix, et comment son propriétaire pouvait-il savoir que Bruno avait appris le métier, quinze ans auparavant, chez un concessionnaire d’Aston Martin à Londres?

De plus, la voiture était neuve, à peine plus de mille kilomètres au compteur, elle sortait de l’usine, et son travail de mécanicien s’est réduit à une série de vérifications qui l’ont occupé une heure ou deux, après quoi il est sorti fumer des cigarettes dans la nuit, sur le seuil de son garage, en attendant le retour du mystérieux personnage, et en échafaudant des hypothèses les plus fantasmagoriques concernant sa véritable identité.

À l’aube, Norfolk est réapparu dans la rue déserte. C’était, dans le brume du petit jour, la silhouette d’un homme à peine plus grand que la moyenne, en pull à col roulé, le visage rasé et les yeux bleus. Il a répété à Bruno qu’il serait payé dans l’heure et, sans attendre de réponse ni aucun commentaire, il s'est installé au volant et il est parti. Et une heure plus tard, en effet, Bruno recevait l’avis d’un virement bancaire dont il avait craint qu’il ne viendrait jamais, mais dont le montant indiqué s’élevait au double de ce qu’ils étaient convenus.

Norfolk lui avait laissé une carte de visite où le figuraient qu'un nom et un numéro de téléphone. Bruno s'est dépêché de signaler l’erreur en envoyant un message téléphonique. Puis, dans la minute qui a suivi, il a reçu en réponse un message qui disait: “Non, il n’y a pas d’erreur. Merci de l’oublier.” Enfin, deux jours se sont écoulés sans qu’il se passe rien, avant que Bruno apprenne, tout à fait par hasard, l’assassinat du célèbre banquier Emilio Cassirer.

Donc un crime est commis à Londres. La victime est un banquier, Emilio Cassirer, dont la fortune était récente et qui était connu pour ses frasques, ses insolences à l'égard de la couronne britannique, ses amitiés douteuses, et plus récemment pour sa liaison tapageuse avec l'épouse d’un homme d’affaires libanais aussi puissant que lui.

Le corps a été retrouvé avec une balle au milieu du front, dans son bureau situé au huitième étage de l’emblématique Somerset House qui sert de siège social à la banque International Capital Group (ICG) dont il présidait le conseil d’administration. 

Cassirer revenait d’un voyage à Hong Kong. D'après les premières informations fournies par le procureur général lors de sa conférence de presse, il arrive à l’aéroport d’Heathrow un peu après vingt-deux heures, et au lieu de rentrer chez lui, il demande à son chauffeur de le déposer à son bureau en précisant que celui-ci ne doit pas l’attendre. Le chauffeur, qui connaît ses habitudes, ne s’en étonne pas. D'après lui, Emilio Cassirer était un travailleur infatigable et il n'était pas rare qu’il passe une nuit dans le petit appartement qu’il avait fait aménager au même étage du siège social, plutôt que dans sa résidence de Belgravia. Il est donc reparti.

L’attaque a eu lieu un peu avant minuit. Pour parvenir jusqu'à son bureau, l’assaillant a dû abattre huit vigiles armés, dont les corps ont été retrouvés, quatre dans le hall principal du rez-de-chaussée, deux sur le palier du sixième étage où l’ascenseur a été bloqué, et deux sur le palier du huitième étage où il est parvenu à pied, par l’escalier de service.

Il a été filmé, il n’a rien fait pour ne pas l'être, passant devant les caméras de vidéosurveillance sans hâter le pas, sans tourner la tête. Mais cela n'aidera guère à l'identifier, car il portait un masque. Et, outre cette hécatombe, le point le plus remarquable dans l’affaire est que, derrière corps affalé de Cassirer, on découvre un coffre-fort ouvert où s’empilent des liasses de billets de banque, quelques montres de prix et des dossiers dont on suppose que certains au moins étaient confidentiels

Est-ce à dire que le vol n'était pas le mobile de l’agression? Et si ce n'était pas pour le voler, pourquoi a-t-on assassiné Emilio Cassirer? Voilà les questions qui s’affichent en une des tabloïds dans les jours qui suivent. Elles font le tour de la planète. Bruno les entend évoquer une première fois à la radio, un matin où il est occupé à servir des céréales à ses enfants, avant de les amener à l’école et tandis que leur mère est encore sous la douche. Puis, le même jour, sur le seuil de son garage, assis sur l’aile d’une voiture, il fouille dans son téléphone pour en apprendre davantage. Il lit tout ce qui est publié sur la question, et déjà il pense à son client, au prétendu Damien Norfolk. Il se demande si ce n’est pas lui qui aurait assassiné le banquier de Londres, et cette idée ne le quittera plus pendant les quatre années qui vont suivre. Ce sera une obsession.

Précisons que Bruno n’est pas fou. Pas le moins du monde. Il ne délire pas. Dès le premier jour, il a conscience du caractère hautement improbable de son hypothèse, on dirait mieux de son “fantasme”. Et il a conscience aussi que rien de ce qu’il pourra apprendre par la suite, concernant cette affaire, ne sera de nature à confirmer son intuition, à lui fournir le moindre indice probant, pour la simple raison qu’à propos de Norfolk, il ne sait rien. À moins que peut-être, au bout de l’enquête, quand l’assassin sera arrêté et que les caméras des journalistes accourus devant le tribunal le montreront à visage découvert, l’impossible se produise. Il arrivera alors que Bruno reconnaisse de toute évidence, dans ce personnage menotté, les traits creusés, les yeux hagards, le propriétaire de l’Aston Martin rencontré une nuit dans l'avenue Cyrille Besset, dans le quartier nord de Nice, l’inconnu de son garage. 


Dans Mon cœur qui bat


Commentaires

  1. Moi ce que j'aime, c'est qu'en face du garage se dresse une maison abandonnée ou poussent des roses rouges sauvages innombrables ...

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