Accéder au contenu principal

Nouages

Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres.

Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait l’animateur du club se trouvait alors en grande discussion avec un groupe de joueurs qui parlaient avec lui un langage visiblement appris sur une autre planète. Il se tenait à l’écart, il les regardait de loin, il ne voulait pas les interrompre et paraître stupide. Et comme la discussion n’en finissait pas, il serait sans doute reparti bredouille si Georges ne l’avait pas abordé.

Georges rangeait des étagères de bandes dessinées. On aurait pu le prendre pour un employé du club mais il était juste un ami de l’animateur et, dès les premiers mots échangés, Olivier s’est senti en confiance. Il lui a dit son ignorance de l’univers de ces jeux et son désir d’être initié, et Georges lui a répondu qu’il n’y avait rien de plus facile. Pourtant la conversation a vite dévié. Ils se sont mis à parler de romans de science-fiction, et au fil de la conversation il est apparu qu’Olivier en avait lu beaucoup, qu’il avait une mémoire infaillible. Il était capable de dire dans quel chapitre de Dune tel héros apparaissait pour la première fois, et quand il était tué dans une bataille contre les Harkonnens. Et avec ses cheveux blonds et ses yeux égarés, il aurait pu passer pour un jeune prodige. Georges lui a même demandé s’il jouait aux échecs. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.

Georges, lui non plus, ne s'intéressait pas beaucoup aux jeux vidéos. Outre les romans de Philip K. Dick, son domaine de compétence c'était la musique.
— Quels genres de musiques?
— Oh, un peu tous les genres. Je suis disquaire chez Harmonia Mundi. Tu connais le magasin?
Olivier n’y était jamais entré et il ne voulait surtout pas lui parler du violon.
Il est allé le retrouver quelquefois dans sa boutique. Il y allait le soir, en sortant du lycée, à l’heure où il aurait dû travailler son violon. À cette époque, le disquaire écoutait surtout de l'électro et des musiques de films. Il lui a fait écouter une musique de Vangelis et Olivier a tout de suite reconnu que c'était celle de Blade Runner. Georges lui a parlé aussi de sa copine. Elle s’appelait Victorine et elle était étudiante en philosophie.
— Il faudra que tu la connaisses. Il faudra qu'un soir, tu viennes dîner chez nous. C’est moi qui fait la cuisine. Tu aimes les pâtes?
Olivier n’avait jamais répondu à cette invitation. Il n’en avait pas trouvé l’occasion. Il n’en avait pas trouvé le prétexte auprès de ses parents. Mais Georges lui avait parlé aussi d’une boîte de nuit où on pouvait écouter une chanteuse géniale. C'était La Barque rouge, elle se trouvait sur le port.
— Avec moi, le patron te laissera entrer.
Et c’est ainsi qu’un jour, Olivier lui a rappelé sa promesse et qu’ils ont pris rendez-vous. 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Le Château

1. L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurit...