Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe. Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux.
Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit nommée, sans que sa personne soit directement évoquée, on croit deviner que 1) elle est aujourd’hui disparue, 2) elle avait à se plaindre de son mari, 3) la fille continue à en vouloir à son père des torts qu’il a faits à sa mère aussi bien qu’à elle — offenses, négligences ou trahisons dont nous sommes réduits à supputer (sans trop d'effort) la nature. Et ce n’est pas là parce que l’auteur veut nous cacher ces choses, mais parce que les personnages entre eux se gardent de tout dire, et sans doute aussi, dans une certaine mesure au moins, parce que, quels que soient les calculs compliqués auxquels ils se livrent, quels que soient les précautions qu’ils prennent et les coups tordus qu’ils s’administrent, leurs déterminations vont au-delà de ce qu’ils en savent eux-mêmes. Et en cela, nous pouvons considérer que la fiction de James est d'un réalisme bien plus radical que celui des grands romanciers du XIXe siècle.
Honoré de Balzac aurait commencé par nous résumer l’histoire de la famille, après quoi seulement il aurait placé le dialogue entre le père et la fille. Et alors, nous aurions été certains de bien comprendre. Mais avec Henry James, nous basculons dans un monde où plus rien n’est simple ni assuré. Où l’auteur creuse son sujet sans être certain d’en venir à bout. Où il fouille, recherche la vérité plutôt que nous en faire la démonstration — à la différence de ce que Balzac faisait dans Le Père Goriot, et Victor Hugo, plus évidemment encore, dans Les Misérables.
Werner Heisenberg introduit son principe d'incertitude en 1927. La théorie de la relativité restreinte date de 1905. Sigmund Freud avait publié Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Les ailes de la colombe date de 1902. Avec ces auteurs, nous entrons dans l'ère des Modernes.
James, Proust, Kafka ont travaillé, comme tous les grands artistes de leur temps, mais aussi comme les scientifiques, à élargir le champ de perception de l’expérience humaine. Sans jamais y renoncer, ils ont bouleversé les cadres d’une rationalité qui est et qui demeure pour nous comme un lit de Procuste. Ils ont osé dire que le sujet reste une énigme pour les autres mais aussi pour lui-même.
Or, où en sommes-nous de cette modernité, aujourd’hui où nous voyons tant d’auteurs publier des romans qui semblent faits pour illustrer des causes auxquelles le lecteur est convaincu d’adhérer avant d’en lire la première ligne, à défaut de quoi il ne les lirait pas? Et ce n’est pas que ce travail de témoignage et de documentation serait inutile, mais il me semble qu’il relève davantage du journalisme, ou de l’histoire, ou de la sociologie, que de l’art de la fiction.
Michel Le Bris, préface à "Une amitié littéraire": "...James [donne] aux personnages la priorité sur l'intrigue : il revient souvent, dans ses Carnets et ses Préfaces, sur ce rapport de subordination, à ses yeux nécessaire : «Ce qu'un homme pense et ce qu'il sent constitue l'histoire et le caractère de ce qu'il fait; toutes choses sur lesquelles repose la logique de l'intensité» écrit-il en ouverture de La Princesse Casamassima — «sans doute James cherche-t-il toujours "une petite action ingénieuse qui exposera tout cela", mais l'agencement (préparatoire) de l'intrigue ne saurait être confondu avec le "mystère sacré de la structure", dont procédera le fluide sacré de la fiction», et en cela, commente justement Michel Zéraffa, il est un écrivain du «texte», plutôt que du «récit (")». L'expansion d'une conscience - mais toujours saisie dans la complexité d'une relation de présence-absence au monde — voilà le vrai sujet des nouvelles de James, et l'intrigue n'y a guère d'autre fonction que d'en rendre le mouvement : ce sont les personnages, non les événements, les images, qui jouent le rôle de «formalisants majeurs». Aussi sont-ils toujours hautement abstraits, conceptualisés, des «figures de pensée» — et en même temps ils s'organisent dans un tel écart d'avec le monde, autour d'un tel vide, d'une telle absence, qu'ils échappent au roman « psychologique» traditionnel."
RépondreSupprimerQuand je dis que James travaille principalement sur les motivations de ses personnages, je ne veux pas dire qu’il parte d’elles (ou d’eux). Je veux dire au contraire qu’il les adapte (et qu'ils s’adaptent) très librement, de façon très incertaine et obscure, à quelque chose qui les dépasse et qui tient à l’intrigue. Il me semble très difficile de définir ce “quelque chose”, mais il me semble que cela prend la forme d’une boucle qui ne se referme pas, et qui se retrouve partout, pour ce que j’en connais, dans ses œuvres de la deuxième période — de façon obsessionnelle, et qui tient à la déception, au glissement, au décalage, à l'esquive. Au ratage. C’est là, me semble-t-il, que se situent la racine et le déclencheur des fictions de l’auteur. Et c’est à ce titre que je me sens très proche de lui et que j’ai pu vous dire que je vois mes propres fictions comme très jamessiennes. Un ratage qui n’est bizarrement pas catastrophique mais qui apporte comme un démenti au désir initial et conscient. L'histoire dit que ça rate et qu’en même temps, ce n’est pas plus mal comme ça.
RépondreSupprimer“Cependant, à la fin de l'hiver, elle n'aurait pu expliquer au juste la position qu'elle avait prise. Ce ne serait pas la première fois qu'elle se voyait obligée d'accepter, avec une ironie secrète, l'interprétation que les autres donnaient de sa conduite. Elle finissait souvent par leur abandonner — peut-être était-ce la seule manière de vivre — la version qui leur convenait le mieux."
RépondreSupprimerLes Ailes de la colombe (1.2, p. 38)