— Oui, c’est moi…
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo.
— Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu.
— Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée?
— Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller?
Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea.
— Vous connaissez? C’est tout près d’ici.
Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. Les pieds dans des escarpins qui la faisaient trotter. Il y avait foule, mais ce n'était pas celle de l’avenue Borriglione. Les touristes fortunés sont plus grands que la moyenne des gens d’ici. Les hommes ne portent jamais de manteau, jamais d’imperméable, par tous les temps, seulement des chemises blanches au col ouvert. Ils ressemblent à des loups. Leurs femmes sont trop jeunes, trop minces, trop grandes, trop maquillées. On reconnaît les Russes à leurs lèvres refaites. À un moment, sans se tourner vers lui et sans élever la voix, elle a dit:
— Je suppose que vous avez appris la nouvelle?
— En effet.
— Romain Cardix a songé à vous écrire, et puis il ne l’a pas fait. Il le fera plus tard. Je crois comprendre qu’il vous invitera à déjeuner.
— Au Club Nautique?
— Oui, au Club Nautique.
Alexandre n’a pas commenté. Ils ont attendu d'être installés à la terrasse. Ils ont commandé des cocktails. Il lui a tendu son étui à cigarettes. Un étui en argent ciselé. Elle a souri en avançant la main, comme si elle le reconnaissait, mais elle n’a rien dit, et lui s’est souvenu seulement alors que c'était un cadeau de Pascale. Et il n’a rien dit non plus. Ils ont attendu encore d'être servis. Puis il a dit:
— Pendant les deux années où nous nous sommes vus, je ne pouvais en parler à personne, j'étais tenu au secret, et ce n'était pas facile. Puis, quand elle a mis fin à notre histoire, j’ai dû me taire encore. Et maintenant qu’elle est morte, c'est comme si notre histoire s'effaçait. C’est comme si rien ne s'était passé dans la réalité des choses. Et c’est comme si moi-même je risquais de me perdre. Romain Cardix a une existence réelle, ainsi que vous, ainsi que toutes les personnes qui se sont réunies pour assister aux funérailles. Tandis que moi, voulez-vous me dire qui je suis? C’est comme si je n’existais pas. Comme si, d’un instant à l’autre, je devais retourner aux ténèbres d’où je viens.
— Vous avez perdu le contact ou vous avez pu vous parler encore, je veux dire après votre séparation?
— Un jour, un soir, elle m’a appelé. Elle m’a longtemps parlé. Je la sentais très proche. Mais elle ne voulait pas revenir sur sa décision.
— Sa maladie s’est déclarée tout à coup. Nous avons su la gravité du diagnostic du jour au lendemain.
— Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ses enfants étaient avec elle?
— Maud habite à Nice. Elle ne l’a pas quittée. Félix est rentré de Singapour au dernier moment. C'est lui, je crois, qui a le plus souffert.
Sonia a des mains courtes, les ongles coupés ras sans vernis coloré. Elle porte en tout cinq bagues en argent, qui évoquent l’Asie. Elle doit en posséder plusieurs autres encore, qu’elle garde dans une coupe en céramique, posée sur un meuble, dans laquelle elle fouille, le matin, vite, distraitement, au moment de partir. Sonia est d’une douzaine d'années plus jeune que ne l'était Pascale, ce qui lui fait à présent l'âge approximatif qu’avait Pascale quand ils se sont rencontrés. Et inévitablement, entre l’une et l’autre, Alexandre va trouver des ressemblances. Comme ces phénomènes d’écho qui se produisent avec le temps, entre l'élève et le maître.
Sonia dit: Et moi, comment m’avez-vous trouvée?
Alexandre répond: Pascale parlait souvent de vous. Elle me disait: “Si je ne me dépêche pas, Sonia va me gronder.”
— Vous deviez me maudire!
— Il vous arrivait assez souvent de l’appeler quand elle était avec moi, ou c'était elle qui vous appelait au moment de partir. Et puis un jour, alors que je l’attendais, j’ai reçu un message de vous m’indiquant qu'elle ne pourrait pas venir.
— Et ce message, vous l’avez retrouvé?
— Grâce à votre prénom. Seize ans plus tard, Google me l'a rendu avec votre photo.
— Prodige de la technique! Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? Des dates, des anecdotes, des photos?
— Des dates. Je voudrais retrouver des dates. Rien que des dates. Cela me suffirait.
— Je comprends. Vous avez cherché et vous en avez retrouvé combien?
— Jusqu’à présent, zéro. Je n’en ai retrouvé aucune. Un scrupule stupide. Il m'aurait paru indécent de garder trace de nos rencontres.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas… Parce que l’attitude m’aurait paru mesquine. J’aurais eu le sentiment de thésoriser sur la grâce de nos rencontres. Ou de tailler des encoches sur la crosse de mon fusil. Le fait est que, maintenant qu’elle est morte, je me trouve les mains vides.
— Et vous pensez que moi…?
— Nos rendez-vous avaient tous lieu l’après-midi, les jours de semaine. Ce qui veut dire que Pascale prenait sur les horaires de son cabinet. Et comme vous étiez sa secrétaire… Je ne sais pas comment j’ai compris, ou comment j’ai pu imaginer que vous teniez un agenda qui ne concernait qu’elle.
— Le cabinet possède son agenda électronique sur lequel s’inscrivent les rendez-vous de tous les collaborateurs, mais j’avais été engagée comme secrétaire personnelle de Pascale Cardix, qui était l’actionnaire principale. Elle m’avait fait confiance. J'étais pleine d’admiration pour elle. Elle m’appelait son Bodyguard. Et, à côté de l’agenda électronique que je renseignais pour son compte, je tenais aussi un agenda papier.
— Si bien que…
— Attendez! N’allez pas si vite!
Elle bascule son buste en avant, elle pose ses coudes sur la table, elle montre ses mains dont les doigts s'écartent en éventail, elle joue avec une bague. Elle semble réfléchir. Puis elle dit:
— Au point où nous en sommes, je peux vous l'avouer... Cet agenda papier, j’ai couru l’acheter la première fois qu’elle m’a demandé de déplacer un rendez-vous pour vous rejoindre.
En parlant, elle regardait ses mains. Maintenant, elle tourne la tête et lui sourit. Et lui s'étonne:
— Elle vous l’a dit?
— À la façon qu’elle a eue de me demander de déplacer ce rendez-vous, j’ai compris qu’elle n’allait pas chez le dentiste. Elle était blême et excitée comme une puce ou comme une jeune fille. Elle avait besoin de parler, de le dire à quelqu'un. Et c’était moi son Bodyguard en même temps que sa confidente.
— Et cet agenda?
— Il tient en trois carnets de la marque Quo Vadis. J’ai refermé le troisième, deux ans plus tard, quand elle m’a annoncé qu’elle ne vous reverrait plus.
— Trois carnets, donc, que vous avez conservés?
— Bien sûr, ils sont chez moi!
— Et en face, ou à la place de chacun de nos rendez-vous, il est possible que vous ayez ajouté, quoi?
— Un signe discret. Une icône. Peut-être un petit cœur. En effet, ce n’est pas impossible. Cela ne prendra pas longtemps. Il suffit de vérifier.
Il recommençait de pleuvoir. Ils ont regardé la pluie, puis ils se sont quittés.
Quelle bonne nouvelle ! ;-)
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