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Articles

Le verre de lait (3)

Le Cercle se compose de dix membres auxquels s'ajoutent le Maître, son Secrétaire et une femme. Il se réunit sur convocation dans les endroits les plus divers de Buenos Aires: des arrières-salles de cafés, des chantiers d'immeubles en construction, des garages. La première règle est le secret. L'existence du Cercle doit rester secrète, ce qui signifie qu'il ne faut jamais en parler à personne, jamais citer son nom, ne rien dire de ses activités, mais aussi ne jamais rien écrire qui le concerne, car, si vous veniez à mourir, des personnes extérieures au Cercle, en découvrant votre corps, pourraient découvrir vos papiers. Quel est le but de son action? Le Cercle travaille à l'harmonie universelle. Il lutte contre le Mal. Comment fonctionne-t-il? Lors de chaque réunion, l'un des membres rend compte de la mission dont il a été chargé à l'issue de la réunion précédente. Les autres l'écoutent et lui demandent des précisions en toute liberté, hormis celle d...

Le verre de lait (2)

On vous parle d'un verre de lait qui est servi dans un café, ou dans un glacier, ou dans une pasticceria , et aussitôt vous le situez dans un café ou dans une pasticceria que vous connaissez, où vous êtes entré peut-être une seule fois dans votre vie, il y a fort longtemps, que vous aviez oubliée mais dont la pasticceria du conte de Borges a ranimé le souvenir. Le matin (hier), nous buvions des cafés sur la plage de Laigueglia. Il y avait foule, encore que le ciel était couvert, qu'il faisait froid. Les enfants jouaient dans le sable, emmitouflés dans leurs manteaux, nous pouvions les surveiller depuis la terrasse du café, et je me disais que je passerais volontiers un hiver ici. Puis, nous avons traversé Alassio en voiture, et le boulevard était bordé d'orangers dont les feuillages étaient taillés en boule, dans le vert desquels les fruits contrastaient en orange comme des lampions. Et je disais à Baptiste qu'on ne pourrait pas imaginer un tel décor à Nice, mais que ...

Le verre de lait (1)

Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici. Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue. Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce gla...

Le marcheur

Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.

Quand on meurt

Ludwig Wittgenstein, à l'ouverture de ses Leçons sur la croyance religieuse , cite un général autrichien qui dit à un interlocuteur: “Je penserai à vous après ma mort, si toutefois cela est possible."  Cette idée paraît bien étrange. Écartons-la pour l'instant. Ou modulons-la d'une manière qui pourra paraître plus raisonnable. Le même général aurait pu dire: "Au moment de mourir, je penserai à vous." On peut imaginer une liste qu'il consigne dans un carnet, pourquoi pas sur son téléphone, de choses qu'il devra faire quand la mort paraîtra la plus proche, si tant est qu'elle veut bien s'annoncer: de musiques qu'il pourra écouter, d'un film qu'il voudra revoir, d'un poème qu'il redira dans sa tête, et bien sûr de personnes dont il voudra se souvenir, et qui ainsi l'accompagneront dans la mort, en lui rendant le passage plus doux. Cette idée me paraît en effet plus réaliste. Je la partage assez. J'ai confiance en elle ...

Le Boléro

Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!" Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes. Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m...

L'intrigue et les figures

Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête. Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent. Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu...