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Le Cercle de Buenos Aires

Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici.

Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue.

Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce glacier, au cœur de la ville, pour avoir cette conversation. Quel en est le sujet? Trois hypothèses. La première, il s'agit d'une conversation érudite, portant sur la littérature classique. La seconde, il s'agit encore d'une conversation érudite mais concernant cette fois l'histoire de leur pays, des batailles, des guerres qui l'ont émaillée. La troisième, il s'agit d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués. Mais il n'est pas impossible qu'il s'agisse des trois à la fois. Les deux hommes alors discutent d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués, mais qui a débuté bien avant eux, dont la logique éclaire secrètement certaines guerres qui émaillent l'histoire de leur pays, ou qui ont opposé leur pays à quelque pays voisin, et qui même trouve sa source (ses prémices) disons à l'époque hellénistique, dans des conflits doctrinaux qui ont laissé des traces (ou qui auraient laissé des traces) dans les textes de certains philosophes.

J'ai dit qu'ils sont vieux. Je peux ajouter qu'ils se connaissent depuis longtemps et que sans doute, à présent, ils sont les derniers à se souvenir du complot dans lequel ils ont été impliqués dans leur jeune âge, et qui d'une certaine manière ne concerne pas seulement l'histoire de leur pays mais le destin de l'univers. Et pour finir, j'ajoute encore que le narrateur porte le nom d'un personnage inventé, mais qu'il est facile et presque inévitable pour le lecteur de le confondre avec l'auteur. Ce qui signifie qu'il porte une canne, et qu'il sourit, ses yeux vides levés au plafond, tandis qu'il égrène en italien des vers de Dante, ou en anglais des aphorismes d'Oscar Wilde.

*

Quand vous traversez le village, la nuit, des chiens aboient.

Un village dans les collines de Ligurie. La route qui le traverse est déserte à cette heure de la nuit. Vous marchez dans le silence et dans une obscurité de poix.

Quand vous revenez du dîner entre amis et que vous traversez le village pour rejoindre la chambre d'hôtes où vous avez laissé votre sac de voyage, des chiens aboient sur votre passage, et leurs aboiements résonnent sous le ciel, jusqu'à la mer.

J'ai raconté à Faustine cette histoire de Borges après que nous avons déjeuné tous ensemble sur le pré qui jouxte sa maison, au soleil du début de l'après-midi. Je cherchais comment dire que, dans cette histoire, ce qui est important, c'est le verre de lait. Que celui-ci ne peut être compris en-dehors de l'histoire des deux hommes qui se rencontrent dans ce glacier, à Buenos Aires. En dehors de ce qu'ils se disent. Que, sans cette histoire, le verre de lait n'aurait pas de sens. Qu'il n'existerait pas. Mais que, pour autant, c'est lui qui compte. C'est lui qui fait la pointe de l'histoire. Et, en même temps, en parlant de Borges, je pensais à Francis Ponge.

Parce que le pré dans lequel nous étions, attenant à la vieille bâtisse, me faisait penser au Mas des Vergers où, il y a longtemps, Annie et moi sommes allés le rencontrer.

Francis Ponge aurait pu être l'auteur d'un texte intitulé Le verre de lait. Les deux hommes ne se connaissaient pas, ne se ressemblaient pas, appartenaient à deux sphères littéraires différentes, deux traditions, mais ils sont nés tous deux en 1899, et ils sont morts à deux ans d'intervalle, Borges en 1986, Ponge en 1988. Et, quant à moi, j'ai commencé par lire beaucoup Francis Ponge, mais ensuite, la voie d'écriture que j'ai choisie, c'est celle de l'autre.

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.1)


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