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Articles

Double vie

La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’éprouve pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi aujourd'hui, autant d’épaisseur, ou pas moins que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus. Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté...

L'école de la langue (2)

Ma note intitulée L'école de la langue date du 17 mai dernier. Alain Courbis m’invite aujourd'hui à échanger à son propos avec un groupe du CIEN. Je la relis et j’y réfléchis à cette occasion.  Il me semble, avec le recul, que la seule réserve qu'on soit tenté de faire face à ce texte tient au fait qu'une langue évolue. Le français que nous parlons et écrivons aujourd'hui n’est plus celui d’hier. Ce fait relève de l'évidence. Et tout de suite nous vient à l’esprit la question de savoir si le français que nous parlons aujourd'hui est plus ou moins riche, et plus ou moins performant, que le français d’hier. Certains spécialistes n’hésitent pas à parler d’appauvrissement, d’autres refusent ce diagnostic en les traitant de réactionnaires. Pour ma part, je serais tenté de dire que cette question n’a pas de sens. Il me paraît évident que nous parlons et écrivons aujourd'hui la langue dont nous avons besoin. Mais je parle ici, bien sûr, d’un usage collectif, e...

Meurtre sur un balcon (3)

— Et donc, elle a rappelé le détective? Tristan Vincourt a raconté à Quentin Lazlo le premier puis le second entretiens qu'il a eus avec Sybille Antonelli, et à présent Quentin Lazlo rapporte ces propos à ses amies. Il est avec Viviane et Edwige dans leur salon. Il fait sombre. Les couleurs des tapisseries et des meubles se brouillent. L’électricité n'éclaire que le bas des visages. La porcelaine à fleurs roses de la théière et des tasses, l’argent des cuillères et des couteaux, luisent entre les doigts. Il manque un chat. C’est Viviane qui a posé la question. Et Quentin lui répond: — Oui, elle a dit qu’elle voulait lui remettre le cahier d’expériences qu’Hortense avait laissé chez elle. Que d’abord elle n’y avait pas songé. Qu’elle avait l’esprit ailleurs. Mais qu’il était important peut-être qu’il en prenne connaissance, qu’il voie ce que la jeune femme y avait noté au jour le jour, dans les semaines qui avaient précédé cette soirée d’octobre où elle devait trouver la mort, d...

Meurtre sur un balcon (2)

“Hortense est venue étudier à la Villa Arson parce qu’elle savait que j’y enseignais. Elle était titulaire d’un diplôme en sciences de la biodiversité qu’elle avait obtenu à l’université de Lyon. Elle s’intéressait aux parfums. Elle avait envisagé d’abord de travailler à Grasse, dans un laboratoire où s’inventent de nouveaux parfums. Et puis, elle s’est intéressée à l’art. Elle a découvert l’utilisation des végétaux dans l’art contemporain. Elle a visité des expositions. Elle a visité des jardins. Elle a regardé des vidéos sur YouTube. Elle a lu. Sa mère lui assurait des revenus suffisants pour qu’elle ne soit pas pressée de choisir un métier, et aussi pour qu’elle puisse voyager. Elle a fait un voyage à Singapour. Elle a découvert mon travail en visitant une installation que j’avais réalisée en Suisse, dans une forêt, près de Gstaad. Puis d’autres encore. Elle m’avait écrit. J'ai longtemps habité en Suisse. Puis, en devenant professeure à Nice, j'ai voulu habiter à la campagne...

Meurtre sur un balcon

Ils ne sont pas bavards. Aucun des trois. Chaque soir ou presque, Quentin Lazlo sonne chez les sœurs. C'est à l’heure du thé. Elles le reçoivent dans leur salon. Viviane est psychanalyste et Edwige, sa cadette, est professeure de piano. Les trois sont de vieux tableaux. Viviane a bien connu le maître. Il a été son analyste, puis son contrôleur, et ils sont restés amis jusqu’à sa mort. Elle a été son alliée la plus intransigeante en même temps que la plus inventive, ce qui lui vaut d’être encore invitée aux congrès de l’École par les jeunes qui ont pris la relève. Les deux n’ont pas toujours habité ensemble. Viviane a toujours habité Nice. Ce qui veut dire qu’elle a beaucoup pratiqué les voyages en train, entre Nice et Paris. Surtout la nuit. Elle emporte du travail. Des articles à lire et à annoter, d’autres à écrire. Edwige s’est mariée et elle a vécu à Besançon, avec un mari géomètre. Elle a eu deux enfants, puis, quand son mari est mort, elle est venue habiter avec sa sœur. Edwi...

Où est le Mal?

La pièce où les garçons furent admis était un champ de ruines. Elle était si mal éclairée qu'Achille y était comme une ombre. Il fit asseoir ses visiteurs sur son lit tandis qu’il se tenait debout pour leur parler. D’abord, il fut question d’un jeu qui s’appelait Empty Spitfire . Il dit: — C’est un jeu réputé le plus sombre et le plus difficile. L’univers est celui des dernières années de la guerre où les villes allemandes sont impitoyablement bombardées par l’aviation britannique. Les combats ont lieu dans le ciel. Ils opposent les Spitfire anglais aux Messerschmitt allemands. Le joueur se voit attribuer un Spitfire qu’il pilote à distance. Le but est d’échapper aux tirs des chasseurs allemands pour aller s’écraser sur l’immeuble de Berlin où se cache le Führer. De sacrifier sa vie en mettant ainsi fin à la guerre qui ravage le monde. Alors, le vainqueur obtiendra pour récompense de connaître le Secret, un secret ultime dont on devine qu’il est lié à la mort du Führer. Et donc, j’...

Pour qu'il accepte de dormir

Clara ne semble pas étonnée de la présence d’un second personnage qui se tient à côté de Georges, dans l’encadrement de la porte. Elle hoche la tête, elle dit: “Entrez!” et elle les précède dans un salon où ils se tiendront debout. Elle s’adresse à Georges, elle dit: “Merci d’être venu!” Elle dit aussi: “Je vous attendais. J’étais à la fenêtre. Je vous ai vus arriver tous les deux. Je vous ai reconnu.” Et elle sourit. D’un même mouvement de la tête, les deux garçons regardent la fenêtre comme si la silhouette de Clara pouvait s’y dessiner encore. Elle a un geste de la main pour toucher celle de Georges, mais elle la retire avant de l’avoir fait. Puis elle dit: — Il faut que je vous explique. Il faut que vous compreniez avant d’aller le voir. Achille allait plus mal. Georges, vous le connaissez, vous savez comment il peut être. Mais là, son état a beaucoup empiré. Il ne pouvait plus être question qu’il se rende à son travail. Il ne se lavait plus, il ne dormait plus, il ne se nourrissai...