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Articles

Un geek et sa mère

Comme ils quittent la rue Ségurane pour aller à La Barque rouge, Georges reçoit sur son portable un message qui dit: “Achille ne va pas bien. Il demande à vous voir. Si vous pouviez venir tout de suite, ce serait bien. Clara.” Il le montre à Olivier. — Qui est Clara? demande Olivier. — C’est la mère d’Achille. Elle a écrit ce message sur le téléphone d’Achille. — Et qui est Achille? Georges explique qu’il a rencontré ce garçon deux ans auparavant, à l’occasion d’un tournoi de jeux vidéo qui se tenait à Épinal. — C'était à une époque où je m'intéressais aux jeux vidéo. Nicolas venait d’ouvrir sa boutique. Comme nous étions amis, je l'aidais à aménager le lieu. Pour me payer, il m’a offert une PlayStation. Sur son conseil, je me suis inscrit pour la première fois à ce qu’on appelait encore une LAN party, et comme une liste des participants avait circulé, où il apparaissait que nous étions deux, Achille et moi, à venir de Nice, nous avons pris contact et nous sommes convenus d...

Rue Ségurane

Les deux garçons traversent la place Masséna et parviennent ainsi sur le quai des États-Unis. Il ne leur reste plus alors qu'à gravir le promontoire de Rauba Capeu pour aller jusqu’au port, avec la mer en contrebas qu’ils ne voient pas, dont la profondeur se noie dans la nuit, mais qu’ils entendent et dont la voix, tendre et violente, ressemble à celle du jeune homme trop gros qui chantait debout, une guitare pendue au cou, les jambes écartées, en balançant les hanches, parfois dans des églises, parfois dans des cours d'écoles, plus souvent devant des silos à grains, pour des ouvriers agricoles vêtus de salopettes et pour des trimardeurs tout juste descendus du train, à l’heure où les nuées des tempêtes s'accumulent dans le ciel, à l'horizon des plaines où déjà le vent froisse les feuilles sèches des champs de maïs, quelque part en Louisiane ou peut-être plus au nord, à Memphis, Tennessee. Puis ils arrivent au bas de la rue Ségurane et le port s'ouvre devant eux. To...

Souvenirs de plage

Ils ont dîné d’un bol de nouilles et d’un bouteille de bière, juchés sur des tabourets, au comptoir d’un restaurant japonais, rue Biscarra. Puis ils ont repris leur marche en direction du port. Et comme ils traversaient le boulevard Dubouchage plongé dans une obscurité presque complète, Georges a dit: — J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants dev...

Chez la nurse

Georges lui a donné rendez-vous devant les grilles du jardin Alsace-Lorraine. Il a eu le temps d’aller poser son violon chez lui, et maintenant il attend sur le boulevard Victor Hugo. Il ne sait pas pourquoi Georges lui a donné rendez-vous dans cet endroit plutôt qu’au port où est La Barque rouge, quelque part sur le quai Lunel, d’après ce qu’il a dit, et la soirée est claire et douce comme si le jour ne devait pas finir. Il est content d’avoir trouvé cette occasion de sortir. Il ne se voyait pas rester chez lui, dans l’appartement désert, près du violon qui dormait dans sa boîte, à regarder la télévision en mangeant l'assiette de gratin de pâtes avec des chipolatas que sa mère a laissée pour qu'il n'ait plus qu'à la réchauffer. Des enfants jouent encore sous les grands arbres. Les allées dessinent des courbes compliquées. Le ciel est bleu et rose avec des traînées de gris. Il y a des balancements de palmes, des froissements de buissons. Il se souvient de l'époque o...

Inventer enfin

La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience. La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage. Alors, pourquoi se priver de le faire? J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place imp...

Nouages

Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres. Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait ...

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia , et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectate...