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12 - Rue de Rivoli

La Promenade des Anglais n’était pas belle à voir, par les nuits de ce printemps-là. Ou peut-être l'était-elle mais d’une beauté dont, par prudence ou par pudeur, on préférait se détourner. Tant de noirceur du ciel et de la mer, opposée à la lumière blanche des chambres d’hôpitaux où les malades étaient branchés sur des respirateurs artificiels, dont des infirmières en blouses blanches venaient, d’heure en heure, vérifier le bon fonctionnement. La maladie de Viviane suffisait, à elle seule, à remplir d’effroi les palmiers alignés comme une armée de crocodiles qu’on aurait coiffés de plumes. Il pleuvait quand Daniel est sorti de l'hôtel et il ne s’est pas attardé devant ce spectacle. Il a tourné dans la rue de Rivoli et, le col relevé, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, il est parti d’un bon pas en direction des quartiers nord. Il se souvenait de leur dernière rencontre, sur ce banc du boulevard Victor Hugo, quand ils étaient convenus qu’il la remplacerait auprè...

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débordés par l’afflux des malades du COVID, ne savaient plus où trouver les lits ni les chambres nécessaires pour les accueillir. La priorité était de limiter les risques de contamination. Les autres patients devaient être gardés le moins longtemps possible, et ils étaient isolés tant bien que mal, souvent relégués dans des recoins improbables. On installait des lits dans des couloirs déserts, derrière des paravents, ou au fond d’annexes oubliées. Viviane se retrouvait alors dans l’un ou l’autre de ces endroits sinistres. Et chaque semaine, une personne désignée sur sa fiche d’admission devait venir lui apporter du linge propre en échange du sale. Mais il n'était pas question que cette personne pénètre dans l'hôpital. Le linge devait être livré sur le parvis, soigneusement emballé dans un sac en plastique. Tout juste pouvait-on ajouter à ce bal...

11 - Deux ou trois choses que je sais d'elles

Car lui, Daniel, combien de fois a-t-il rencontré Flora Zambetti, l’infirmière de Viviane, avant que les choses se compliquent? Durant les trois premiers mois de sa maladie, Viviane n’avait affaire à l’hôpital que pour ses séances de chimiothérapie. Une ambulance venait la chercher le matin et la ramenait quelques heures plus tard. La faiblesse l’avait envahie d'un seul coup. En l’espace d’une semaine, elle l’avait transformée en fantôme. Et, le reste du temps, par ses propres moyens, elle était incapable de sortir.  Flora Zambetti était la seule à lui apporter de l’aide. Elle lui faisait une visite le matin et une autre le soir. Et Viviane ne tarissait pas d'éloges à son égard. Elles étaient devenues amies. Flora faisait halte à la rue Verdi quand elle avait déjà vu tous ses autres clients, ce qui lui laissait davantage de temps, disait-elle, pour s’occuper de “sa malade préférée”. La plus jolie, la plus élégante dans ses manières, la plus célèbre, et celle qui lui parlait ave...

10 - Les photos du désastre

Je n’ai jamais rencontré Viviane Hayward. De ses photos, j’ai connu d’abord celles qui figuraient dans les magazines de mode que je feuilletais distraitement quand le hasard voulait qu’il m’en tombe un sous la main. On les reconnaissait au premier coup d'œil à cause du flou qui nimbait ses modèles et qui donnait le sentiment de les voir de très loin, à travers la poussière du temps. Comme des personnes qu’on a connues, puis qu’on a oubliées et qui, un jour, vous reviennent en rêve. Sur ces photos, les visages qui semblaient émerger de l’oubli retenaient l’attention plutôt que les vêtements. C'étaient de grands manteaux noirs aux cols relevés ou, à l’inverse, des robes d'écolières, claires et légères comme pour un été à la campagne. Et toujours il se dégageait de ces images une impression de luxe mais aussi de désastre. Il fallait que les jeunes femmes qu’elles montraient soient sportives, cultivées, libres, audacieuses, aimées par leurs familles et par leurs amants, en ...

9 - Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille. Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que...

8 - Bientôt cinq ans

Le reste, ce qui se passait chez Viviane, au 26 de la rue Verdi, je l’ai appris par Daniel. Non pas qu’il m’en ait dit beaucoup, il n'était pas bavard, et à présent, quand il venait chez moi, nous jouions aux échecs. Sans lever les yeux de l’échiquier, en préparant ses coups, il lui arrivait de livrer deux ou trois informations concernant ce qu’il avait vu là-bas, qu’il laissait échapper par inadvertance, comme s’il s'était parlé à lui-même. Il disait: — J’y suis retourné hier soir. L’infirmière était là, elle s’appelle Flora Zambetti, elle paraissait surprise de voir que j’avais les clés. Viviane l’a rassurée. Elle lui a dit que j'étais le petit ami de sa nièce Cynthia. Oui, le petit ami de Cynthia, ce que Daniel avait toujours été, depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance, Cynthia et lui, même si à présent elle se mariait avec un autre. Il disait encore: — Dans le salon, il y avait une odeur de tabac. J’ai demandé à l’infirmière si c'était elle qui avait fumé. Elle m...

7 - Une maison à Gairaut

Sur la colline de Gairaut, il reste une maison abandonnée. Il faut se dépêcher pour la voir, elle ne restera plus longtemps debout. C’est le commissaire Langlois qui m’a raconté l’histoire de Flora Zambetti et de la maison abandonnée. Il l’a fait quand l'histoire a trouvé son dénouement. Son récit m’a permis de recoller les morceaux. Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là. ...