samedi 10 mai 2025

Rue de Rivoli

La Promenade des Anglais n’était pas belle à voir, par les nuits de ce printemps-là. Ou peut-être l'était-elle mais d’une beauté dont, par prudence ou par pudeur, on préférait se détourner. Tant de noirceur du ciel et de la mer, opposée à la lumière blanche des chambres d’hôpitaux où les malades étaient branchés sur des respirateurs artificiels, dont des infirmières en blouses blanches venaient, d’heure en heure, vérifier le bon fonctionnement. La maladie de Viviane suffisait, à elle seule, à remplir d’effroi les palmiers alignés comme une armée de crocodiles qu’on aurait coiffés de plumes.
Il pleuvait quand Daniel est sorti de l'hôtel et il ne s’est pas attardé devant ce spectacle. Il a tourné dans la rue de Rivoli et, le col relevé, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, il est parti d’un bon pas en direction des quartiers nord.
Il se souvenait de leur dernière rencontre, sur ce banc du boulevard Victor Hugo, quand ils étaient convenus qu’il la remplacerait auprès de Viviane. Cynthia lui avait donné alors ses clés du vieil appartement de la rue Parmentier, en lui disant:
— Autant que ce soit toi, à présent, qui l’habite!
Et, depuis maintenant quatre mois, Daniel dormait seul dans le lit où ils avaient si souvent dormi ensemble. Et ce n'était pas sans qu’il se trouve bien malheureux quelquefois de ce que son amoureuse l’avait quitté pour se marier avec un autre. Mais il gardait Viviane et ce lit, et secrètement il ne pouvait pas s’empêcher de penser que le jeu n'était pas fini.
Au moment de se quitter, ce jour-là, comme ils ne savaient pas comment s'y prendre, qu’ils hésitaient maladroitement à s'embrasser sur la joue ou sur les lèvres, mais qu’ils gardaient leurs deux mains jointes, Cynthia lui avait demandé d'être prudent quand il sortait, la nuit, et devant les tables de poker. Elle avait dit que parfois, elle imaginait le pire. Qu’elle avait peur pour lui. À quoi il avait répondu de façon un peu décalée, comme s’il avait appris cette réplique ailleurs et qu’il avait attendu le bon moment pour la placer:
— Ne t’inquiète pas, je ne perds jamais tout à fait!
À quoi, elle avait souri en le regardant dans les yeux. Et elle avait dit:
— Je sais. J'espère bien.
Il revoyait les marbres, les velours, les miroirs, les torches électriques tenues par des mains coupées au poignet, les lustres de cristal et les couloirs déserts du vieux palace où s'était disputée la partie au bout de laquelle il avait perdu tout son argent. Et ce souvenir aurait dû l’attrister, tandis qu'il le faisait sourire.
Il pleuvait doucement. Son nez commençait à dégouliner de pluie, il en sentait le goût sur ses lèvres, mais c'était une pluie amicale qui déliait son esprit.
Il imaginait la scène transposée en BD. Une vignette montrerait en gros plan le visage matois de Guido Peters, les yeux plissés, avec au coin de la bouche un gros cigare éteint, et au menton la barbiche de Lucifer. Et surtout il était fier d’avoir déclaré au vainqueur, quand celui-ci lui avait tendu la main: “I paid for the lesson. Thanks, boss!”
Avec cette réplique, il était sûr que Guido Peters ne l’oublierait pas, en attendant qu’un jour ils se retrouvent autour d’une autre table, ici ou ailleurs, quand le monde aurait repris sa marche, et que les halls d'aéroports seraient de nouveau grouillants de gens pressés.


Image créée avec ChatGPT

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