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Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débordés par l’afflux des malades du COVID, ne savaient plus où trouver les lits ni les chambres nécessaires pour les accueillir. La priorité était de limiter les risques de contamination. Les autres patients devaient être gardés le moins longtemps possible, et ils étaient isolés tant bien que mal, souvent relégués dans des recoins improbables. On installait des lits dans des couloirs déserts, derrière des paravents, ou au fond d’annexes oubliées.
Viviane se retrouvait alors dans l’un ou l’autre de ces endroits sinistres. Et chaque semaine, une personne désignée sur sa fiche d’admission devait venir lui apporter du linge propre en échange du sale. Mais il n'était pas question que cette personne pénètre dans l'hôpital. Le linge devait être livré sur le parvis, soigneusement emballé dans un sac en plastique. Tout juste pouvait-on ajouter à ce ballot une carte postale, un dessin d'enfant, un petit mot d'amitié.
À l’entrée, les portiers tentaient de joindre le service concerné via une ligne téléphonique intérieure qui était saturée. Après de longues minutes d’attente, un aide-soignant finissait par apparaître, en blouse blanche, avec un sac de plastique à la main. On pouvait voir ses traits tirés par la fatigue quand il retirait son masque blanc, le temps de respirer un peu de l’air frais du matin, avant de le remettre très vite sur son visage. Depuis combien d’heures n’avait-il pas dormi? Quel était le bilan de la nuit? Il ne le dirait pas. Il se contentait de tendre la main, d’aussi loin que possible, pour déposer le sac de linge sale qu’il avait apporté et prendre en échange le sac de linge propre. Puis, sans un mot, il s’en retournait d’où il était venu, avalé par l’immense bâtiment désormais inaccessible aux gens de la ville, dressé sur la colline de Cimiez comme le château de Kafka devant l’Arpenteur.
Le nom de Daniel était indiqué sur la fiche d’admission de Viviane, ainsi que celui de Flora. Et chaque fois que l'hôpital faisait appel à eux, pour apporter du linge propre, ou des affaires de toilette réclamées par Viviane, ou des médicaments, ils se concertaient pour savoir lequel des deux se rendrait disponible. Et c'était chaque fois Flora qui se montrait la plus convaincante. Elle finissait par dire:
— Arrête, Daniel! Tu as autre chose à faire. Ce n’est pas de ton âge et c’est mon métier!
Et Daniel la remerciait alors, sans oser lui avouer combien l'idée d’aller là-bas lui faisait peur.
Puis, un événement inattendu s’est produit. Daniel s'est assis à une table de poker, dans un hôtel de la Promenade des Anglais. Cet hôtel était alors fermé à la clientèle comme tous les autres du pays. Mais quand on connaissait le concierge, il était possible de se faire ouvrir une chambre pour la nuit.
Bertrand Leca était un riche avocat, et c'était lui qui avait organisé la partie. Il avait invité à sa table un certain Guido Peters, joueur professionnel de grand renom qui avait fait le voyage de Malte pour être opposé à un petit groupe d’amateurs fortunés, des amis de Leca. Aucun d'entre eux n'imaginait de battre Peters, mais ils ne voyaient pas d’inconvénient à perdre un peu d’argent pour avoir le privilège de jouer contre lui. Et, en plus de ce petit groupe d’amis, Leca avait invité Daniel qui s'était acquis à Nice, depuis le début de la crise sanitaire, une jolie réputation.
Dans certains cercles, on commençait à l’appeler “le Kid”. Le vrai enjeu de la soirée serait de voir le Kid opposé à Peters, le vieux maître qui n'était pas sans ressembler, par son physique rondouillard, au personnage de Lancey Howard, incarné par Edward G. Robinson, dans le film de Norman Jewison, Le Kid de Cincinnati (1965). Mais, par chance, Daniel était plus jeune et plus sage que le personnage d’Eric Stoner, incarné par Steve McQueen.
Au bout de deux heures trente-cinq exactement, ils se sont retrouvés seuls, face à face, et Daniel a tenu une heure vingt-trois encore avant d'être battu par une très improbable quinte flush contre son carré d’as. Et, sur ce coup, Daniel avait perdu la totalité des gains accumulés depuis six mois, mais pas davantage. Et quand Peters s’est levé pour reboutonner son gilet et sa veste, quand il a fini d'ajuster sa cravate, après avoir ramassé la mise, et quand il lui a tendu la main en lui disant: “Well done, Kid—since that’s what they call you. A few years from now, I might have to worry about you… but not just yet”, Daniel a trouvé moyen de sourire et de lui répondre: “I paid for the lesson. Thanks, boss!”



J’ai lu, quand j’étais très jeune, une version abrégée du roman de Richard Jessup, Le Kid de Cincinnati, dans un numéro de Sélection du Reader’s Digest, revue à laquelle mes parents étaient abonnés, et pour une raison que je ne m’explique pas j’avais été fasciné par l’histoire, mais depuis très longtemps j’avais perdu la trace de cette publication. Aujourd’hui j’interroge ChatGPT, qui me répond:

Oui, le roman The Cincinnati Kid de Richard Jessup a été condensé et publié dans l'édition française de Sélection du Reader's Digest en 1964. Il figurait dans un volume intitulé Les Meilleurs Livres Condensés, aux côtés de Vol de nuit d'Antoine de Saint-Exupéry, Le Chahut de E.R. Braithwaite et Le Grand Cyprès de Powell. 

Ce volume comptait environ 510 pages et était relié sous une couverture cartonnée. Cette publication française est intervenue peu après la sortie du roman original en 1963, et avant l'adaptation cinématographique de 1965 réalisée par Norman Jewison, avec Steve McQueen dans le rôle principal.

J’avais donc 13 ans quand j’ai lu ce livre, j’étais élève au lycée du Parc Impérial, et ces précisions que m’apporte ChatGPT me semblent une découverte archéologique faite dans les profondeurs de mon passé et de mon imaginaire le plus intime. 

(On imagine comment quand, à dix-huit ans, je suis devenu philosophe, j’aurais pu garder un gros volume du Reader's Digest dans ma bibliothèque, entre ceux de Louis Althusser et de Jacques Derrida!)

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