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9 - Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille.
Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que votre flirt d’alors vous avait rejoint dans la même chambre, ce même dimanche après-midi où vos parents avaient eu la bonne idée d’aller voir ailleurs, en emmenant votre petite sœur. Mais il peut s'agir aussi d’une musique que vous ne connaissiez pas, que vous n’avez jamais entendue, et qui vous subjugue. Une musique qui tombe du ciel, à propos de laquelle vous vous demandez ce que c’est, d’où ça sort, un peu de la même manière que le petit Elliott, dans le film de Steven Spielberg, découvre l’extraterrestre et l'entraîne dans sa chambre.
Le plus souvent, les titres des œuvres ne sont pas indiqués. Aujourd'hui, vous pouvez les retrouver au fur et à mesure sur le site internet de la station, mais à l’antenne ils ne sont pas dits, ce qui a pour effet que les musiques flottent mieux encore dans le vide intergalactique, comme en apesanteur.
Ajoutons les voix de femmes, uniquement des femmes, qu’on surnomme les fipettes, qui interrompent le programme musical, à intervalles réguliers, pour distiller des informations culturelles, principalement des annonces de concerts, partout en France, d’un ton délicieusement mutin. Vous ne voyez pas leurs visages, elles n’ont pas de visages, tout juste parfois, avec beaucoup d’entraînement, pouvez-vous accrocher un prénom à la voix suave de l’une d’elles. Et ces personnes invisibles vous font rêver. Vous songez que, tout au long de l'année, elles doivent recevoir quantité d’invitations aux concerts qu’elles annoncent à l’antenne, ce qui les fait sortir plusieurs fois par semaine dans Paris, jusqu'aux petites heures de la nuit. Ces sorties font partie de leur métier. Elles sont leur apanage, elles ajoutent à leur prestige. Et que vous vous trouviez, une nuit, à marcher dans les rues de Paris en compagnie de l’une d’entre elles, comment ne pas imaginer le scénario qui vous en offrirait l’occasion?
Vous avez échangé quelques mots avec cette inconnue pendant le concert, à propos d’une écharpe qu’elle avait laissé tomber. À propos du nom du bassiste que vous n’aviez pas bien entendu. Ou d’un titre en anglais. Comme elle a eu la gentillesse de vous répondre, vous n’avez pas tenté de la retenir de crainte de paraître importun. Et voilà que plus tard, quand le concert s’est terminé, et que vous êtes parti, non sans penser à elle mais sans espoir de jamais la revoir, vous vous retrouvez en sa compagnie à l'entrée d’une station de métro dont les grilles sont fermées.
— Il est donc si tard? dit-elle. Je n’ai pas regardé l’heure.
Est-ce bien à vous qu’elle s’adresse? Vous êtes seuls, tous les deux, perchés au sommet des escaliers.
— Oui, il est bien tard, répondez-vous. Moi non plus, je n’ai pas regardé l’heure. Le temps passe si vite! Vous habitez loin? Voulez-vous que j’appelle un taxi? À moins que nous marchions…
— Oui, marcher, pourquoi pas? vous répond-elle. Et vous, où habitez-vous?
J’ai tendance à penser qu’elle habite du côté de Caulaincourt, tandis que vous, ce serait plutôt à l’opposé de la butte, du côté des Martyrs. Mais ces détails importent peu. L'important, c’est le bruit de ses talons qui claquent sur le pavé des rues désertes, et peut-être le moment où sa main viendra s’appuyer sur votre bras (elle dit: “Je peux?”) parce que, sur les pavés inégaux, elle craint de se tordre une cheville.
Dois-je ajouter qu’en passant sous les réverbères, devant les vitrines des magasins qui restent éclairées, vous avez à peine le temps de voir son visage de profil. Et vous vous dites alors: “Et s’il m’arrivait de la croiser demain, en pleine lumière, parmi d’autres femmes… est-ce que je saurais encore la reconnaître?”
Dans plusieurs romans de Patrick Modiano, surtout ceux de la dernière période, on voit le narrateur errer la nuit dans les rues de Paris en compagnie d’une jeune femme au passé trouble et qui sortira bientôt de son existence de façon mystérieuse, comme elle y était entrée. Ces jeunes femmes ont chaque fois un prénom différent, comme le narrateur lui-même a chaque fois un prénom différent. Pourtant, dans le souvenir que nous gardons de nos lectures, elles se confondent, comme s’il s’agissait chaque fois de la même créature mythologique qui se dédouble à l’envi, ou comme s'il s’agissait de nymphes de la même escouade, celles qui entouraient le corps nu de Diane quand Actéon l’a surprise au bain.

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