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Articles

L'épars

J’ignore comment je peux savoir ce que je sais ou ce que je crois savoir concernant mes petits personnages. Au début, c'était quand ils m'apparaissaient au coin d’une rue, à l’improviste. Et ils m’apparaissaient séparément. Toujours dans le quartier nord, alentours de chez moi. À la vue de l’un d’eux s’ajoutait un nom personnel et une bribe d’histoire, comme en surimpression. Ou comme une bulle de texte flottant au-dessus de la tête d’un personnage de bande-dessinée. Mais il faut croire que ces bribes d’histoires continuaient de m'occuper l’esprit après que le petit personnage avait disparu. Qu’elles s’entrelaçaient et se prolongeaient l’une l’autre. Comme de faux cheveux. Qu’elles dessinaient des volutes, qu’elles m’entraient par une oreille pour me sortir par l’autre. Puis, j’ai commencé à rêver d’eux. Ces rêves étaient sans ordre, et les bribes d’histoires que chacun m’apportait l'étaient aussi. Je m’efforce à présent de faire des nœuds, de les ranger et de les coud...

Voilà l'histoire

Ils avaient dix-sept ans alors. Ce qui veut dire que Daniel avait connu le grand-père de Karim, il avait eu le temps de le connaître, c’est là le point important. Puis, un jour, celui-ci avait disparu. Il était parti à la pêche comme il en avait l’habitude, et il n'était pas revenu.  Daniel connaissait cette habitude de la pêche qu’avait le grand-père de Karim. Il pêchait derrière le môle. Il l’avait toujours fait, mais depuis un an qu’il était à la retraite, il le faisait plus souvent. Il prenait sa canne à pêche et il partait. Le plus souvent le matin, mais parfois aussi le soir, quand la journée avait été brûlante de soleil et que, la nuit venue, on craignait de ne pas pouvoir dormir, et que sur les quais planait une brume plus douce. Et il arrivait que grand-mère Leila demande à Karim d’aller chercher grand-père Bilal là où il était pour le ramener à la maison. Elle disait: — Dis-lui que le repas est prêt, que je l’attends. Ou: — Dis-lui qu’il est tard, qu’il est temps de dormi...

Daniel et Karim

Daniel et Karim se sont rencontrés une première fois devant un poste de télévision où était retransmise une finale de la coupe du monde de football, qui opposait deux équipes étrangères. C'était un dimanche après-midi de mai, le soleil était brûlant. Daniel avait passé la journée chez une fille qu’il connaissait depuis peu, qui s’appelait Béatrice, dans l’appartement de ses parents, d’où ses parents étaient partis. Un immeuble moderne dans l’avenue Châteaubriant, où les immeubles sont bas, précédés de jardins, et où le dimanche il ne passe personne. Au milieu de l'après-midi, Daniel a parlé du match, et comme le moment était venu pour eux de prendre l’air, que la peau leur brûlait, ils ont un peu marché sur les trottoirs déserts, et ils se sont retrouvés dans un café de l’avenue du Ray qui est un rendez-vous des amateurs de foot. Ils n’y étaient jamais venus. Ils ont commandé des boissons et des glaces. L’endroit ressemblait plutôt à un glacier. Avec des miroirs et la lumière d...

La Dominante

J’en sais un peu plus sur Karim. Il est serveur à la brasserie La Dominante. J’aurais dû m’en douter. La brasserie La Dominante a été un endroit bien connu des amateurs de foot, parce qu’elle se situe au bas du boulevard Gorbella et que le stade historique de la ville était tout au haut. À peine un kilomètre les séparait, qu’on parcourait à pied. On s’y attardait avant le match et on s’y arrêtait après, en redescendant vers le centre-ville où la famille vous attendait. On avait un peu bu et on allait en chantant dans le soir qui tombait, puis au retour dans la nuit complète qui rendait les silhouettes encore plus incertaines. On était tout au sommet de la ville, déjà dans la campagne, avec de grands immeubles construits ça et là pour coloniser cette campagne, ceux qui avaient accueilli les pieds-noirs après leur retour d’Algérie, et la brasserie La Dominante était le lieu éclairé et confortable qu’on ne se serait pas attendu à trouver dans un pareil faubourg, aussi bien éclairé et conf...

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas su...

Pourquoi Bob Dylan ?

Les petites filles bien sages auxquelles elles ne voulaient pas ressembler étaient, dans ces années-là, de futures mères de famille jalouses et exigeantes, elles se préparaient à trouver un mari et à faire ce métier, comme nous autres garçons devions nous préparer à devenir leur mari et le père de leurs enfants, et je ne sais pas qui d’elles ou de nous étaient les plus contraints et les plus angoissés. Hier, j’ai revu A Complete Unknown avec une amie et, en sortant du cinéma, cette amie m’a demandé ce qui m’avait tellement marqué chez Bob Dylan lorsque j'étais adolescent, tellement impressionné. Et d’abord, je n’ai pas su lui répondre, mais plus tard dans la soirée, je lui ai dit que c'était parce qu’il nous offrait une image de la masculinité à laquelle je pouvais adhérer. Lorsque j’avais seize ans, il y avait autour de nous beaucoup de chantiers, avec des grues, des bétonneuses et des dalles de béton hérissées de tiges d’acier, il y avait les trajets de Nice à Paris qu’on pa...

Apparitions

À partir de quand a-t-il habité Nice? D’où venait-il? À quel âge, à la suite de quel événement avait-il choisi d’habiter ici? Le matin, il descendait sur la Promenade des Anglais, c'était devenu une silhouette familière, on le voyait chaque matin, de septembre au début de l'été, après on ne le voyait plus, quand il faisait trop chaud et qu’il y avait trop de touristes, il disparaissait, certains disaient l'avoir aperçu ici ou là dans la montagne de l'arrière-pays, il se retirait dans la montagne de l’arrière-pays quand il faisait trop chaud, qu’il y avait trop de lumière, s'établir à Nice, ce n'était pas s’y retirer, c'était au contraire s’avancer jusqu’au bord de la mer, jusqu’où il était impossible d’aller plus loin en direction de l’Afrique, mais ensuite, quand il faisait trop chaud et que la lumière vous aveuglait, quand la foule des touristes était trop nombreuse, il se retirait dans la montagne. Certains racontent l’y avoir aperçu, certains disent même...