À partir de quand a-t-il habité Nice? D’où venait-il? À quel âge, à la suite de quel événement avait-il choisi d’habiter ici? Le matin, il descendait sur la Promenade des Anglais, c'était devenu une silhouette familière, on le voyait chaque matin, de septembre au début de l'été, après on ne le voyait plus, quand il faisait trop chaud et qu’il y avait trop de touristes, il disparaissait, certains disaient l'avoir aperçu ici ou là dans la montagne de l'arrière-pays, il se retirait dans la montagne de l’arrière-pays quand il faisait trop chaud, qu’il y avait trop de lumière, s'établir à Nice, ce n'était pas s’y retirer, c'était au contraire s’avancer jusqu’au bord de la mer, jusqu’où il était impossible d’aller plus loin en direction de l’Afrique, mais ensuite, quand il faisait trop chaud et que la lumière vous aveuglait, quand la foule des touristes était trop nombreuse, il se retirait dans la montagne. Certains racontent l’y avoir aperçu, certains disent même lui avoir parlé. À Nice, pendant les mois où il descendait chaque matin sur la Promenade des Anglais, il ne parlait à personne, mis à part les jeunes femmes qui tenaient le restaurant de la rue de la Barillerie où il déjeunait chaque jour, tandis qu’à la montagne, certains racontent avoir eu d’assez longues conversations avec lui. On le rencontrait sur la place d’un village, pas toujours le même, près des lavoirs, devant l'église, sur le marché, et il n'était pas difficile alors d’engager la conversation, d'échanger quelques mots avec lui. Il s'intéressait à ceux qu’on appelait des néoruraux, à savoir des personnes qui avaient quitté Paris ou une autre grande ville pour s’installer dans le village ou à l'écart du village, et y mener une vie plus saine et plus tranquille. Il était curieux d’en savoir plus à leur propos, il posait des questions. On ne sait pas grand chose, lui répondiez-vous. Ils amènent leurs enfants à l'école le matin et ils viennent les rechercher le soir, ils les font monter à cinq ou six dans leurs véhicules puissants et cabossés, et ils les ramènent là où ils vivent, au bout de chemins pierreux. Ils vendent le miel de leurs abeilles, ou alors certains d’entre eux continuent de travailler en lien avec des laboratoires de recherche qui les emploient et dont le siège peut se trouver à l’autre bout du monde, ils ne sont pas tous français, disiez-vous, et lui se montrait intéressé par l’affaire. Il vous demandait des détails. Les prénoms des enfants, avec leurs tignasses et leurs manières de vikings. S’ils avaient restauré une grange, une ferme où ils vivaient ensemble. Était-il possible d'aller voir où ils habitaient, au prétexte de leur acheter du fromage et des œufs? Mais ensuite, quand vous aviez passé une heure ou deux à la terrasse d’un café, sous les feuillages des platanes, à parler avec lui, il fallait qu’il disparaisse, et que vous disparaissiez aussi, que soudain les rues se vident, qu’il n’y ait plus personne. Les choses se passent souvent ainsi dans les villages de montagne. Il y a, le matin, ces parfums d'apéritifs qui flottent sous les platanes, ces parfums de pain et de sauce tomate qui mijote doucement en attendant les raviolis qu’on jettera dans l’eau bouillante, au tout dernier moment, et c’est ensuite comme si tout cela n’avait pas existé. Le monde prend un autre visage. Beaucoup plus sévère, beaucoup plus inquiétant. Qu’on voudrait ne pas voir. Il disait aussi, Comme Rembrandt à la fin de sa vie, j’ai le sentiment de ne jamais travailler qu’à des autoportraits dans lesquels il est tout de suite possible de voir le fond de mon âme.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas su...
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