Le lavoir, 7

Quelques jours plus tard je recevais un appel téléphonique d’une inconnue. Je notai son nom: Zoé Pinsot. Elle se présenta comme une amie du professeur Larrieux. Celui-ci lui avait fait part de la conversation que nous avions eue à Marseille.
— Il m’a dit que vous vous intéressiez à Ignacio Warburg. Ou ai-je mal compris?
— Non, c’est tout à fait exact. Je le connais à peine mais je l’ai rencontré et le personnage m'intrigue.
— Quant à moi, je n’ai jamais eu affaire à lui, mais il se trouve que je suis au fait d’une histoire curieuse, le concernant. Le professeur Larrieux la sait aussi bien que moi, il aurait pu vous la raconter mais il a pensé que ce n'était pas à lui de le faire. Peut-être me trouvez-vous indiscrète de m’immiscer ainsi dans vos échanges, mais Jean Larrieux a été mon professeur et il y a bien longtemps que nous sommes amis.
— Je ne doute pas que le professeur Larrieux ait eu une bonne raison de vous parler de moi. De votre côté, n’allez pas supposer que fasse grand cas d’Ignacio Warburg. Il se trouve seulement que je l’ai rencontré dans des conditions étranges et que j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence qu’il a donnée à Nice.
— Dans le sous-sol d’une église…
— Oui, dans le sous-sol d’une église. Et il se trouve aussi que sa conférence n’en était pas une. Plutôt un numéro de foire.
— J’imagine! Et je crains que mon histoire ne vous apprenne rien de bien utile sur ce monsieur. Mais je la tiens de mon mari, que j’ai perdu il y a cinq ans. Elle fait partie du legs que j’ai reçu de lui et, après le professeur Larrieux, et à part vous, je ne vois pas grand monde à qui je puisse la raconter. Elle ressemble plutôt à un récit de rêve.
— Je serais heureux de l’entendre.
— Je ne vous la dirai pas au téléphone, mais venez-vous quelquefois à Paris?
Nous convînmes que je l’avertirais de mon prochain voyage. Je n’avais pas de motif à m’y rendre dans l’immédiat, mais après son téléphone, je n’avais plus en tête que sa promesse et que sa voix. Je n’y tenais plus, et une semaine plus tard je l'appelai pour lui annoncer ma venue.
Elle me donna rendez-vous au jardin du Luxembourg. C’était un jour de février. Un froid sec et venteux, un ciel bas où volaient des corbeaux, qui annonçait la neige. Elle portait un manteau beige, le col relevé; les lèvres et les ongles courts du même rouge carmin; le visage pâle. Près d’elle, je me fis l’effet d’un vieux jeune homme déguisé en voyou. Nous avons déjeuné derrière les vitres d’un restaurant, en parlant de livres et de cinéma. Le récit n’est venu qu’ensuite. Je le résume ici tel que je m’en souviens. Nous déambulions dans les allées désertes, les mains enfoncées dans nos poches. Je ne voyais son visage, son nez marqué, ses yeux bleus, qu’en me tournant vers elle, ce que j’évitais de faire pour ne pas laisser paraître l’attrait magnétique qu’elle exerçait sur moi. Je gardais la tête baissée. Je retenais mes pas. À quel moment au juste m’a-t-elle pris le bras? (Elle avait trébuché.) Elle disait:
— Mon mari, Michel Pinsot, était polytechnicien, promis au plus bel avenir. Nous n’étions pas encore mariés, mais nous nous connaissions depuis le lycée et nous savions que nous le serions un jour. Il était engagé au grade de lieutenant à bord d’un destroyer, Le Pourfendeur, il m’écrivait presque chaque jour. Le commandant du vaisseau s’appelait Antoine Certeau; il l’avait pris en amitié. Le Pourfendeur naviguait tout au long de l’année aux quatre coins du monde. La vie à bord était monotone, réglée comme du papier à musique. Mais une mission était dévolue au navire et à son équipage, qui les occupait beaucoup. Il s’agissait de fêtes. Aux escales des villes les plus importantes, des journées entières étaient consacrées à l’accueil des visiteurs. On recevait à bord, au premier chef, certains édiles et leurs familles. Vous imaginez des dames bien mises, avec des gants et de grands chapeaux qu’elles retenaient d’une main pour que le vent ne les emporte pas. Tandis que leurs maris étaient intéressés par l’armement, par les instruments de navigation, qu’ils posaient toutes sortes de questions, qu’ils prétendaient prendre des photos, ce qu’on leur interdisait de faire, elles souriaient aux officiers en grande tenue, au point de les faire rougir; et, pendant ce temps, les enfants couraient partout, ils s’égaraient dans les coursives. On leur courait après. Il fallait les contenir, il fallait les distraire, raison pour laquelle le capitaine Certeau avait à cœur de leur offrir des attractions. Celles-ci consistaient pour la plupart en de simples jeux. Mais le commandant Certeau s’intéressait à la prestidigitation. Il en parlait à Michel comme d’un hobby, il lui faisait quelquefois la démonstration d’un tour amusant qu’il avait appris, et un jour qu’ils devaient faire escale à La Havane, ce qui était très exceptionnel, il lui cita le nom d’un certain Ignacio Warburg. Il lui dit que, d’après certaines informations qu’il avait obtenues, Ignacio Warburg administrait là-bas un cabinet d’amateur, ou quelque chose comme un petit musée dédié aux arts forains. Il ajouta que, toujours selon les mêmes informations, celui-ci tenait à jour, dans de simples boîtes en carton, un double fichier avec, d’un côté, le répertoire des tours les plus anciens et les plus modernes, la description de toutes les astuces, de tous les mécanismes les plus secrets; et, de l’autre, des lettres, des affiches concernant les prestidigitateurs qui avaient été ses élèves, ou qui ne l’avaient pas été, qui ne lui devaient rien mais qui se produisaient, une année après l’autre, dans différentes capitales, sur les scènes les plus célèbres et les mieux éclairées, devant des publics exigeants, et qui ne manquaient pas de correspondre avec lui pour l’informer de leurs succès. Et il ajouta que, pour de multiples raisons, il ne pourrait pas lui faire la visite dont cette escale lui offrait l'occasion, mais qu’il souhaitait que Michel la fît à sa place.
— Vous n’êtes pas en train de me dire que le commandant Certeau était un espion soviétique?
— Vous allez trop vite! Oubliez cette question!
— Je l’oublie! Mais quel pouvait être le but de cette visite?
— Il était simple. Certeau voulait que Michel convainque Warburg d’embarquer avec eux. “Il animera nos petits après-midi, déclara-t-il, et même des soirées quand nous serons en mer. N’est-ce pas une bonne idée?”
— Et ainsi votre mari a rencontré Warburg?
— Oui, mais ce que Michel aimait raconter concernant cette visite, ce sur quoi il revenait souvent, c'était une circonstance annexe dans laquelle Ignacio Walburg n’avait logiquement aucune part. C'était à cause d’elle, je crois, qu’il tenait à cette histoire, et c’est à cause d’elle que son récit m’a fait une si forte impression. Souvent, depuis que Michel n’est plus de ce monde, j’ai réfléchi à la place que les circonstances annexes occupent dans une histoire.
— Vous écrivez?
— Non, mais j’ai trouvé à m'employer comme lectrice dans une maison d’édition. Oh, nous ne publions là que des romans d’aventures, dont certains servent de trames ensuite à des jeux vidéos, mais cela me convient. J’aime mon travail.
— J'ai commencé, dès l'enfance, à collectionner des romans d'aventures imprimés sur du mauvais papier. Mais dites-moi la suite.
— Le Pourfendeur était en rade du port de La Havane. Un après-midi, une vedette a déposé Michel au pied de l’avenue El Malecòn, que vous connaissez peut-être, qui est une promenade de bord de mer, une corniche longue de huit kilomètres, bordée d’immeubles anciens qui sont pour la plupart en ruines. Et comme il se trouvait sur la jetée, un orage a éclaté. Une tempête. Un vrai déluge. Il aurait été plus raisonnable qu’il fasse alors demi-tour; il aurait dû, à tout le moins, s’abriter sous le porche d’un de ces bâtiments qui avaient servi d’hôtels avant la révolution castriste, et où l’industrie cinématographique hollywoodienne avait tourné des scènes fameuses de ses films — l’un d’Orson Welles, si mon souvenir est exact, mais il se peut que je confonde. Au lieu de cela, il s’est obstiné, il a continué à pied, dans la tempête, au risque de se faire emporter par les vagues et par le vent qui soufflait par rafales.
— C’était un garçon courageux!
— Mon pauvre Michel, il était si jeune, vêtu de son ciré, tout à la fois embobiné, emmailloté et aveuglé par les trombes de pluie comme un papillon dans une toile d’araignée.
— Où il se trouvait seul, sans secours à attendre!
— Il ne voyait pas à un mètre devant lui. L’eau inondait l’intérieur de ses vêtements, il ne savait plus où était le sol et où était le ciel, mais il marchait tout de même, perdu, les bras tendus en avant, comme un aveugle ou comme un enfant qui rêve.
— Il aura tout de même fini par arriver!
— Oui, sans doute. À un moment ou autre, il a bien fallu qu’il arrive.
— Vous semblez en douter!
— Ignacio Warburg lui a ouvert la porte. Le ciel était si noir qu’à l’intérieur on y voyait à peine. Michel était trempé comme une soupe. Il dégoulinait. Et puis, il a commencé à éternuer, il a senti monter une terrible migraine. Ignacio Warburg l’a fait se dévêtir. Il lui a donné des serviettes, il lui a frictionné la tête et le dos avec de l’eau de Cologne, puis il est allé lui chercher un pantalon de clown, un tricot de marin, des chaussettes épaisses, un verre de rhum, et ils ont entrepris de faire ensemble le tour du musée. Il y avait là de très jolis manèges, des baraques de tir, un train fantôme et surtout beaucoup d’appareils compliqués, des coffres, des poulies, des miroirs, des chaînes, des roues, des engrenages, des guillotines indispensables au travail des illusionnistes. Il y avait même un cheval qui piaffait dans son box. Enfin, Warburg l’a conduit à son bureau qui ressemblait davantage à une loge d’artiste ou à un cagibi. Ils ont fumé des cigares et discuté d’un possible engagement de Warburg à bord du Pourfendeur. Mais la voix de Michel résonnait sans qu’il la reconnaisse. La tête lui tournait. Ses idées se brouillaient. Il claquait des dents. Voyant cela, Warburg a appelé un taxi et il a donné l’ordre au chauffeur de ramener son visiteur au port. Michel n’avait gardé aucun souvenir de ce retour. Il ne savait pas dire si le taxi en question était une vieille Buick bleue ou une vieille Cadillac DeVille rose. À son réveil, il était couché dans sa cabine, vêtu d’un pyjama. Le capitaine Certeau était à mon chevet. La fièvre était tombée, mais Certeau lui a dit qu’il avait dormi pendant trois jours. Le Pourfendeur avait repris la mer en direction de Buenos Aires puis de la Terre de Feu, et Ignacio Warburg était bien à son bord.


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