Le lavoir, 10

Nous devions partir le matin. C'était prévu ainsi. La veille au soir, Gilbert Anzieu, l’assistant de Warburg, était revenu à mon magasin, et malgré le ferme refus que j’avais exprimé lors de sa première visite, il avait fallu que je l’entende.
— Seulement pour notre première étape, monsieur Puyol. La conférence aura lieu dans un village de Ligurie, pas loin d’ici. Vous me remplacerez derrière le projecteur, vous verrez, c’est facile, et ainsi je pourrais me tenir sur l’estrade, près de lui. Après quoi vous nous quitterez si tel est votre choix, et nous continuerons notre route, le professeur et moi, comme nous le faisons depuis bien des années, à moins que nous soyons forcés de revenir avec vous. Ce n'est pas impossible. Je dois me faire à cette idée. Mais le professeur montre tellement de force que je veux garder espoir, malgré la maladie.
Et le matin donc, je me suis présenté à l’adresse qu’il m’avait indiquée. C’était celle d’un meublé de l’avenue Durante. Ils habitaient dans la même chambre, ils dormaient dans le même lit. Gilbert préparait leurs repas sur un réchaud de camping. Ils étaient pauvres comme je n’avais pas imaginé qu’ils pussent l'être. Hors cette chambre qu’ils louaient, je compris qu’ils disposaient d’une place de garage à l’angle de la rue Rossini, et d’un camion: un Bulli Volkswagen modèle 1967, dans lequel nous devions embarquer le soir même, un véhicule hors d'âge, en piètre état et qui ne demandait qu’à mourir, lui aussi.
Toute la journée, Gilbert a fait des allers-retours entre la chambre et le garage où il veillait à ce que rien ne manque, où il s’agitait à compléter de maigres préparatifs. Il ne voulait pas que Warburg reste seul. Celui-ci était couché, il se redressait sur ses oreillers pour boire de la tisane. Sa respiration était sifflante, ses yeux hagards et il ne parlait pas, mais il semblait me reconnaître et, par des hochements de tête, il marquait sa satisfaction que je sois venu.
En début d’après-midi, je suis allé à la boutique pour répondre à des courriers, vérifier la cote de certains livres et passer des commandes. À mon retour, il pouvait être cinq heures, la nuit tombait déjà, et je trouvai Warburg assis dans son fauteuil, rasé, coiffé, vêtu de son beau costume élimé, le sourire aux lèvres. Il a dit:
— Ça y est! Je suis prêt! Et vous, êtes-vous prêt, monsieur Puyol?
Une seringue gisait dans un bol, sur la table de chevet. Bien sûr, j’ai pensé à la morphine. Gilbert paraissait moins confiant que son maître. Il refermait des trousses, pliait des chemises. Il était pâle et tremblant. Il était comme un élève qui cherche à faire de son mieux sans être sûr de réussir. Il évitait mon regard, il cherchait autour de lui ce qu’il pouvait oublier, il attrapait des choses, une brosse à chaussures, et nous voilà partis!
Nous avons roulé sur l’autoroute en direction de l’Italie. Gilbert conduisait, j’étais assis près de lui, et Warburg affalé sur la banquette arrière. Il avait froid. Il ne riait plus. Gilbert surveillait le visage de son maître dans le rétroviseur. Quelques dizaines de kilomètres après la frontière, il a arrêté le véhicule sur le bord de la route et il m’a demandé de prendre le volant. Lui est passé derrière. J’ai conduit. Je regardais droit devant mais aussi, à mon tour, dans le rétroviseur. Je voyais mal, mais j’ai compris que, dans l’ombre, Gilbert lui administrait une nouvelle piqûre. L’odeur était celle de la mort.
À Albenga, nous avons quitté l’autoroute et, tournant le dos à la mer, nous avons bifurqué sur la route des collines. Comment, à quelle heure sommes-nous arrivés à Pieve di Tecco? Je ne saurais le dire.
Il pleuvait, nous avons dormi dans un hôtel. Le lendemain, le soleil était revenu. Toute la journée, Warburg est resté muet, incapable de se tenir debout. Pour ma part, je me suis promené. J’ai lu des journaux et bu des cafés aux terrasses, sous les arcades qui bordent la rue principale, où les étaux proposent du jambon et du fromage, du matériel d’escalade et des vêtements à bas prix.
Il était prévu que la conférence ait lieu le soir, dans le sous-sol de l’église. De petites affiches l’annonçaient. Elles montraient le visage de Warbug, plus jeune d’une vingtaine d’années. Quels doigts les avaient collées ainsi, derrière les vitrines des magasins, sur les murs de la poste, de l’église et de la mairie? Je doutais que vingt personnes se présentent à notre rendez-vous; mais à l’heure dite, de nouveau, comme à Nice, la salle était remplie.
Je me suis débrouillé comme j’ai pu avec le projecteur et Warburg, sur la scène, a fait son numéro avec Gilbert à ses côtés, qui lui soufflait des mots, qui lui tenait la main.
Quelques jours plus tard, nous étions à Moncalieri, près de Turin. Quelques jours plus tard, dans la basse vallée d’Aoste, à Pont-Saint-Martin. Quelques jours plus tard encore, à Morgex. Nous avons traversé le tunnel du Mont-Blanc un 12 février. Nous nous sommes arrêtés trois jours à Chamonix où aucune conférence n’était prévue. Puis, nous avons filé tout droit jusqu’à Genève.
Warburg, je ne sais pourquoi, tenait à arriver à Genève. Comme s’il y avait eu des souvenirs, comme s’il y avait grandi et qu’il y avait fait des études, il tenait à ce que son itinéraire se termine là. Il est mort à Genève le 28 février, et nous l’y avons laissé.
Gilbert et moi sommes revenus à Nice. J’ai repris ma boutique. Une carte postale que j’ai reçue de lui m’indique que Gilbert enseigne le français à Uppsala, dans une école privée. Il y paraît heureux.

(4/02-13/03/2024)

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