Le lavoir, 2

Son assistant m’a entraîné dans une pièce voisine. La lumière était froide et la pièce seulement meublée d’étagères métalliques, comme on en voit dans les hangars. Une ampoule nue pendait au plafond. Sur le sol, deux grandes caisses étaient ouvertes. Elles étaient faites de planches de sapin grossièrement clouées et laissaient voir à l’intérieur de la frisure de bois qui était blonde et entortillée comme des vermicelles. Des objets de formes bizarres étaient dispersés sur les étagères. Je les regardai d’un peu loin et tardai à y reconnaître des instruments de musique. Il y avait là un grand tambour, des cymbales, des gongs, des violons à deux cordes, un xylophone au clavier incurvé, plusieurs hautbois, ainsi que des masques et des marionnettes aux visages grimaçants, vêtues d’étoffes colorées, dont mon guide m’annonça qu’ils venaient de Thaïlande.
— Le professeur a des correspondants à Bangkok et dans d’autres villes du pays. Il les a connus au cours de ses voyages. Ce sont eux qui nous font parvenir ces objets par bateau. Et le professeur les propose ici à des amis collectionneurs. Il a beaucoup d’amis, comme vous le savez sans doute. Vous même, êtes-vous collectionneur?
J’ai dû bredouiller que non. Mais je ne le voyais pas, il parlait dans mon dos, et c’était comme si sa voix me parvenait de très loin, à travers un brouillard qui se serait formé à la surface d’un lac par un matin d’automne.
Il tendait une main blanche, au bout d’un bras trop long, pour me désigner un instrument puis l’autre. Pour chacun, il m’indiquait le nom dans la langue d’origine, et il ajoutait des détails concernant les matériaux de fabrication, la place qu’il occupait dans les orchestres traditionnels, certaines légendes animalières qui y étaient attachées, et ces explications semblaient précises, apprises par cœur, tirées d’un catalogue ou d’ouvrages savants, mais elles bourdonnaient autour de ma tête comme des insectes volants, sans que les mots s’impriment dans mon esprit.
Car, ce que j’entendais, c’était encore le doux murmure de l’eau qui s’écoulait dans l’eau sombre du lavoir, derrière la porte entrouverte, et de manière inexplicable, ce bruit me faisait peur. Une bouche animale aurait pu le produire, une âme emprisonnée s’y serait plainte.
À tout prix, très vite, il fallait que j’échappe à l’endroit, que je remonte à la surface pour retrouver la lumière du soleil, les chansons de James Brown et le charme vivant de la jeune serveuse. Et je ne sais quel prétexte j’ai pu invoquer pour m’abstraire de cette sollicitude qui m'était accordée de manière tellement indiscrète, pour partir droit devant en repoussant les deux hommes qui tentaient de me retenir, en courant presque. Car je me souvenais, ou avais-je rêvé que l’un l’un puis l’autre s’étaient dressés sur mon passage, tentant de m’attraper, de s’agripper à moi. Mais enfin, je m’étais retrouvé là-haut, à ma place, dans la même musique, devant la même table de Formica, et je m’étais étonné de voir que, dans le grand verre de Coca-Cola que la jeune femme m’avait servi, de gros glaçons tintaient encore.


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