L’adresse qu’il m’avait indiquée était celle d’une maison située au bout de la rue Sainte, dont la grille du jardin s’ouvrait devant l’Abbaye Saint-Victor, et dont la façade, à l’opposé, dominait le port. L’appartement m’apparut d’autant plus vaste et lumineux, qu’il était à peu près vide de ses meubles. La pièce principale avait dû lui servir à la fois de bureau et de bibliothèque. À présent, il n’en restait que des livres, rangés sur de hautes étagères.
Jean Larrieux avait été professeur de lettres classiques dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Il avait terminé sa carrière à Paris. Puis, quand il avait pris sa retraite, il s’était consacré à des travaux personnels d’épigraphie qui nourrissaient sa correspondance avec un petit nombre de chercheurs appartenant aux universités de différents pays. Cela, je le savais par le choix des livres que je recherchais pour lui sur les catalogues de ventes publiques, celles qui ont lieu dans des villes de province où je me rendais en train, quand on vide ce qu’il reste d’un château ou d'un cloître, et aussi par des échanges que nous avions eus au téléphone.
C’était un homme grand, aux épaules larges, aux yeux noisette, au teint clair et au nez cassé qui lui donnait l’air d’un joueur de rugby. Son accent méridional donnait à entendre chaque lettre des mots qu’il prononçait. J’imaginais qu’il parlait à merveille le latin et le grec, sans doute aussi le copte et l’araméen dont je savais qu’il en traduisait des textes. Il m'avait donné rendez-vous à midi, et je découvris en arrivant chez lui, au second étage de la maison, une table de bridge sur laquelle il avait disposé des sandwiches, un bol d’olives, des verres, une cruche d’eau et une bouteille d’anisette. Les fenêtres étaient largement ouvertes et la vue qu’elles offraient sur le port était éblouissante, au point que je m’en détournai, pris de vertige.
— Ne vous inquiétez pas des livres que vous ne voudrez pas reprendre, me dit-il d’entrée de jeu. Je les ajouterai aux dons que j’ai déjà faits à des bibliothèques. J’ai un correspondant qui est professeur à Austin, un autre à Bombay. Ils leur trouveront une place.
— Mais ils vous manqueront. Ils seront dispersés.
— C’est le destin des livres. Ma maison dans les Alpilles est très modeste. Elle est surtout entourée d’un jardin. J’en ai fini avec les textes anciens, je veux à présent m’occuper de mon jardin.
— Vous cultiverez des fleurs?
— Vous ne me croirez pas, mais mon jardin est si épais, si foisonnant, que j’en suis quelquefois effrayé. Et j’ai l’intention d’enregistrer les bruits que le vent et les oiseaux font dans les arbres.
— Vous avez dû apprendre à vous servir d’appareils compliqués…
— Très précis et très coûteux.
— C’est une passion nouvelle?
— J’ai fait beaucoup de photos au cours de mes voyages en Orient. Mais à présent je ne voyage plus, et les bruits de mon jardin ont fini par occuper toute mon attention. Vous n’imaginez pas ce que j’entends, la nuit, derrière les fenêtres de ma chambre. Si un fantôme habite dans les branches des arbres, je veux le prendre au piège de mon magnétophone.
— N’est-il pas dangereux d’écouter les esprits?
— Autant prendre le taureau par les cornes! On ne s’intéresse pas aux textes de l’Orient ancien sans se familiariser avec toutes sortes de croyances ésotériques. En vieillissant, ces idées vous travaillent.
Je baissais la tête. Je feuilletais des livres que je retirais un à un de la bibliothèque et dont je faisais des piles sur le carrelage. Ceux-là, je les ferais emmener par des transporteurs. Et, sur mon carnet, j’alignais des prix. J’en inscrirais la somme sur un bout de papier que je plierais en deux avant de le glisser dans la main de mon hôte au moment de partir. Pourquoi me suis-je demandé alors si cet homme était marié, s’il avait des enfants? Je n’osais pas lui poser la question, mais il était beau, très fort, on l’aurait vu diriger un réseau de Résistance dans le Luberon, et je me disais que l’amour des femmes avait dû occuper une place importante dans sa vie. Qu’il avait dû aimer avec passion. Sans doute, avait-il vécu de telles aventures dans sa jeunesse, mais peut-être aussi depuis qu’il était vieux. Pourquoi ce choix maintenant de se retirer si loin? Et comme, sur ses étagères, il y avait aussi beaucoup de livres de voyages, un nom m’est venu à l’esprit. J’ai dit:
— Par hasard, monsieur Larieux, auriez-vous entendu parler d’un certain Professeur Warburg? Ignacio Warburg…
Je levai la tête. Cette fois, il souriait.
— Pourquoi, il vous achète des livres? Il est toujours dans le circuit?
— Je l’ai rencontré à Nice, dans des conditions bizarres, et j’ai assisté à l’une de ses conférences, dans le sous-sol d’une église. Il est vraiment professeur?
— À ma connaissance, il a voyagé. Puis, pendant quelques années, il a donné des conférences pour le compte d’une de ces agences qui organisent des tournées sur le thème du voyage. Vous connaissez ce genre de réunions qui se tiennent dans les stations balnéaires, qui s’adressent à des personnes qui s’ennuient. Le conférencier montre des films qu’il a tournés dans des pays lointains, et il raconte des anecdotes qui mélangent le vrai et le faux, les légendes traditionnelles et ce qu’on peut piocher dans de vieux numéros du National Geographic. Je ne sais rien que par ouï-dire, mais il semblerait que l’agence ait reçu des plaintes le concernant, et qu’elle l’ait rayé de ses registres.
— Un film qu’il a montré à Nice n’était pas de lui.
— Cela ne m’étonne pas. Mais on lui faisait aussi des reproches plus troublants.
— Il utilise l’hypnose.
— On a dit, en effet, qu’il se posait en guru. Que les réunions publiques pouvaient se prolonger ailleurs, chez des particuliers, où elles avaient d’autres conséquences. Je pense que ce monsieur est plus dangereux que le fantôme de mon jardin. Je me trompe peut-être, mais restez sur vos gardes!
> À suivre
Ce chapitre est un démarquage du roman d’Henri Bosco, Un rameau dans la nuit (1950).
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