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Les heures d'après

La version la plus ancienne de l’histoire daterait du début des années 50 aux États-Unis. Sylver Holmquist déclare l’avoir lue en 1964 ou 1965 à Austin, quand il était tout jeune professeur de littérature, dans une revue universitaire, mais il est incapable de dire de quand datait sa publication ni de quelle université il pouvait bien s’agir.
Il ne se souvient pas du titre, seulement que c'était une courte nouvelle, de sept cents cinquante mots peut-être, dont le style pouvait être imité de J. D. Salinger et qui était signée des initiales CJ. Et dans son souvenir, elle racontait ceci: un garçon et une fille sont amoureux. Ils vivent leur relation au milieu de leurs camarades de lycée. On les accompagne dans deux ou trois activités ordinaires — dans les couloirs du lycée, une salle de cours, le parvis où on s'arrête et où on s'assoit sur les marches pour profiter du soleil, la piscine en plein air, le terrain de basket —, jusqu'à l’heure de la nuit où la jeune fille regagne la maison de ses parents, tandis que le garçon s'en va trainer dans les rues. 
L’argument est très simple, il se réduit à cela. Mais c’est pour les heures d'après que les choses se compliquent. Les dernières lignes de la version initiale laissent entendre que le garçon, après avoir reconduit sa copine jusqu’à la porte de chez elle, se rend dans un mauvais lieu où il rencontre de mauvaises personnes. Et là, tout devient ambigu, difficile à comprendre. On ne sait plus si les scènes qu’on décrit — toutes plus noires et embrouillées les unes que les autres — sont réellement vécues par le garçon ou si c’est la jeune fille qui se les imagine.
Sylver Holmquist, qui a poursuivi ses recherches, n’inventorie pas moins de quarante-six versions ultérieures de cette histoire dans le domaine littéraire aussi bien que dans celui du cinéma. Les plus célèbres sont bien sûr celles données par David Lynch dans plusieurs de ses films. Le pattern se reconnaît plus particulièrement dans Blue Velvet et dans Twin Peaks, mais il irradie, selon Holmquist (c’est sa thèse, sur laquelle il a bâti sa carrière universitaire, qui lui vaut sa réputation), dans l’ensemble de l’œuvre. Elle en serait la matrice, fondée sur l’opposition entre le rose acidulé de la chambre de la jeune fille, qui se situe à l'étage de la maison, où elle va se coucher et où, avant de s’endormir, elle prend le temps d'écrire dans son journal, et l’obscurité des scènes de débauche où s'aventure son ami. Et d’où il finira par ne plus revenir, ou dont il reviendra peut-être transformé en crapaud.
La jeune fille vit au sein d’une famille américaine typique de ces années-là. Une famille de blonds où on est propriétaire de sa maison et d'au moins une belle voiture, rentrée dans le garage, une famille de croyants où on commence par dire une prière quand on se met à table, tandis que le garçon vit seul avec sa mère dans un petit appartement où cette dernière ne cesse pas d’inventer de nouveaux endroits pour cacher sa bouteille de gin. Et le père de la fille n’est pas du tout odieux avec le garçon quand celui-ci se montre à la porte de sa maison — “Bonjour, Jeffrey! dit-il en lui tendant la main. J’imagine que vous venez pour Sandy, pas pour moi? Elle m’a dit que vous l’emmenez au cinéma. Attendez que je l’appelle!” et Sandy de descendre l’escalier, toute jolie qu’elle s’est faite, pour rejoindre son ami. Mais il est bien évident aussi qu’il ne souhaite pas qu’un jour elle le prenne pour mari.
La jeune fille sait bien qu’un jour ou l’autre elle devra renoncer à lui. Et on voudrait se dire que c’est son père qui empêchera le mariage. Mais peut-être n’est-ce pas lui.
Sandy fait avec Jeffrey ses premières armes, elle s’exerce, elle apprend les principales astuces pour se servir au mieux de son propre corps et de celui du garçon, et bien sûr qu’elle aime sa gentillesse, et bien sûr que sa tristesse l'émeut, qu’elle craque immanquablement devant les battements de ses longs cils noirs comme du charbon. Mais elle sait aussi qu’un jour ou l’autre, elle devra trouver un prétexte pour se séparer de lui et en choisir un autre, qui lui fera des enfants, qui aura une profession qui supposera qu'il s'en aille, le matin, avec sa mallette, pour rejoindre son bureau situé au trente-cinquième étage d'un immeuble tout neuf, et qui mettra une belle voiture au fond de son garage. Ou plutôt, elle ne le sait pas vraiment, elle ne veut pas le savoir tellement elle est amoureuse. Mais une autre qui l’habite le sait bien à sa place.
Alors, elle s’imagine que Jeffrey serait un voyou. Que lorsqu’il la quitte, c’est pour fréquenter de mauvais lieux où il rencontre de mauvaises personnes. Qu’il couche avec des femmes, une autre femme au moins, au nom italien, qui chante, la nuit, sur la scène de cet endroit horrible, dans la clarté blafarde d’un unique projecteur, déjà à moitié ivre.
 

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